Édito – Toto, la rue, et la morale : jusqu’où ira « la liberté artistique » au Maroc

Par Ali Bouzerda


« Que nous dit Toto ? Il mélange les langues et je ne suis pas arrivé à tout comprendre de son discours. Si, j’ai compris une chose : la violence ! » (Tahar Ben Jelloun).

Le concert d’ElGrandeToto à Mawazine n’a pas seulement fait vibrer la foule — il a aussi réveillé les lignes de faille d’une société marocaine suspendue entre sa jeunesse qui crie et ses institutions qui tempèrent.

Le 28 juin 2025, ElGrandeToto a donné un concert à Mawazine devant « près de 400 000 personnes » à Rabat, dit-on. Ce concert a été diffusé sur la chaîne publique 2M, le 2 juillet en fin de soirée, attirant plus de 5,4 millions de téléspectateurs, mais a aussi provoqué environ 190 plaintes adressées à la HACA pour « atteinte aux bonnes mœurs ».

En recevant ces plaintes en moins d’une semaine, la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) se retrouvait au centre d’un dilemme désormais classique au Maroc : que faire d’un artiste aussi influent que dérangeant, lorsqu’il touche aux valeurs identitaires, religieuses et morales du pays ?

Le 22 juillet, la HACA — autorité indépendante qui régule les contenus médias audiovisuels au Maroc — dévoile son verdict et décide de classer purement et simplement les plaintes sans sanction, tout en rappelant la chaîne de Aïn Senaa à la vigilance éditoriale. Une décision perçue par beaucoup comme « un geste laxiste », voire un regard fermé sur une crise de dégradation morale.

D’autres y ont vu au contraire une position de principe : la défense d’une liberté artistique dans un espace public de plus en plus conflictuel.

La liberté d’expression face aux normes morales

Selon la Constitution de 2011, le Maroc garantit la liberté d’expression, la liberté artistique et la diversité culturelle. Sur le papier, tout concourt à l’émancipation. Mais ces droits se déploient dans un cadre bien particulier : l’Islam est la religion d’État et les valeurs traditionnelles imprègnent l’espace public.

Autrement dit, la liberté existe, mais elle n’est jamais absolue : elle doit s’articuler avec une morale conservatrice et des valeurs spirituelles authentiques. C’est précisément cette tension que Toto incarne.

En clamant publiquement son usage du cannabis — même sur un ton bravache — il a défié un interdit juridique, mais aussi un tabou moral. D’ailleurs, cela lui a valu en 2023 des démêlés avec la justice et l’obligation de faire son mea culpa en affirmant d’être « mal compris » et que « le rap est un langage particulier ».

Toto, symptôme ou provocateur ?

Le rappeur ElGrandeToto, avec ses paroles brutes, son langage de rue et sa popularité vertigineuse (plus de 2 millions d’abonnés sur les réseaux), ne se contente pas de chanter : il influence. Pour certains, il est « un miroir générationnel » et un « reflet des contradictions sociales… »; pour d’autres, « un catalyseur de décadence ».

Dans une chronique au vitriol, le célèbre écrivain marocain Tahar Ben Jelloun dénonce la « brutalité » de ce type de musique, incapable de « faire réfléchir » une jeunesse « sans boussole ».

Mais ce genre d’attaques frontales pose une question : est-ce encore le rôle de l’artiste d’éduquer ? Ou bien celui de refléter son époque, quitte à déranger ?

On peut regretter la forme, les excès, la provocation… mais les musiques de rue — du rap américain au chaâbi marocain — ont toujours dit tout haut ce que les puissants préféraient taire. Tricia Rose, sociologue américaine considère la musique rap comme étant « une forme de commentaire social et d’expression politique ». Faut-il rappeler que Nass El Ghiwane, autrefois encensés, furent eux aussi censurés pour avoir dérangé l’ordre établi ?

Les défis d’une régulation entre pluralisme et morale

La HACA, dans son verdict, se retranche derrière le respect du pluralisme, du contexte de diffusion (après 23h) et l’absence de rôle moraliste. Mais ce positionnement ne convainc pas tout le monde.

« C’est plutôt un verdict mi-figue, mi-raisin… », relève un journaliste qui suit cette polémique depuis le début.

Et d’ajouter : « La HACA s’est alignée sur une tendance générationnelle ». Pour lui, le rap, la consommation d’herbe et une quête de plaisir immédiat résument les aspirations d’une partie de la jeunesse marocaine actuellement.

Un constat que les conservateurs ne partagent pas :

Le Parti de la Justice et du Développement (PJD) a dénoncé une atteinte à la dignité des familles. D’autres, comme le chroniqueur Mustapha El Fanne, y voient un « dérapage gravissime » et une « atteinte aux valeurs morales nationales… »

Le plus troublant, c’est peut-être ce double standard souligné par d’autres critiques : pourquoi s’émouvoir d’un rappeur marocain quand d’autres artistes internationaux, plus provocants encore, ont été diffusés par les mêmes canaux sans vagues ?

La réponse se trouve peut-être dans la proximité sociale et symbolique : Toto parle notre langue, à nos enfants, avec nos codes. Et cela dérange plus que la provocation exotique d’un chanteur étranger.

In fine, l’affaire Toto n’est ni la première, ni la dernière. Elle révèle surtout un vide de doctrine sur la place de la culture urbaine dans le Maroc d’aujourd’hui.

À force de vouloir tout concilier — ouverture et contrôle, modernité et morale, pluralité et autorité — l’État crée une zone grise où chaque artiste devient « une affaire d’État », chaque chanson une ligne de front symbolique.

Toto n’est pas qu’un rappeur. Il est un révélateur de fracture, un acteur d’un théâtre plus large : celui d’un pays en transformation, où la jeunesse crie son malaise, pendant que les autorités prônent l’équilibre sans oser trancher. Le Maroc peut continuer à gérer ces crises au cas par cas, ou il peut, à l’image de sa Constitution, refonder un pacte culturel clair, lucide et courageux.

Mais ce qui est certain, c’est qu’on ne pourra éternellement demander à la rue de se taire, tout en lui offrant un micro…

Mutatis mutandis

En février 2003, quatorze jeunes musiciens de hard rock à Casablanca ont été arrêtés et accusés de satanisme et de dégradation des mœurs, notamment à cause d’objets comme des t-shirts noirs et des crânes en latex. Aujourd’hui, Toto porte sur scène un T-shirt « Salgot », un terme en darija signifiant « débauché », qu’il revendique comme un jeu de mots mêlant cette insulte à « GOAT » (Greatest Of All Time), pour en faire un symbole de fierté.

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