Par Dr Mohamed Chtatou
Introduction
La relation entre l’islam et la gouvernance fait l’objet d’un débat scientifique intense et revêt une importance politique considérable depuis l’émergence des États-nations modernes dans le monde musulman. La gouvernance islamique, définie au sens large comme les systèmes politiques qui cherchent à organiser la société selon les principes et la loi islamiques (sharîca), représente l’un des phénomènes politiques les plus importants de l’époque contemporaine. Ce travail vise à fournir une analyse complète des différents aspects de la gouvernance islamique, en examinant à la fois ses fondements théoriques et ses applications pratiques dans différents contextes.
Le concept de gouvernance islamique englobe un large éventail d’arrangements politiques, des califats traditionnels aux républiques islamiques modernes, chacun reflétant différentes interprétations de la théorie politique islamique et différentes réponses aux défis contemporains. Pour comprendre ces manifestations variées, il est nécessaire d’examiner attentivement la pensée politique islamique classique, l’évolution historique des institutions politiques musulmanes et les tentatives modernes de concilier les principes islamiques avec les exigences de la gouvernance contemporaine.
L’importance de cette étude réside non seulement dans sa contribution académique à la compréhension de l’islam politique, mais aussi dans ses implications pratiques pour les décideurs politiques, les universitaires et les citoyens qui cherchent à comprendre l’un des mouvements politiques les plus influents de notre époque. Alors que les partis et mouvements islamiques continuent de jouer un rôle important dans le paysage politique de nombreux pays à majorité musulmane, il devient de plus en plus crucial de comprendre de manière nuancée leurs philosophies et leurs pratiques de gouvernance.
Fondements théoriques de la gouvernance islamique
Théorie politique islamique classique
Les fondements théoriques de la gouvernance islamique sont profondément enracinés dans la pensée politique islamique classique, qui a émergé pendant la période de formation de l’islam et a été systématisée par les érudits musulmans du Moyen Âge. Le concept de gouvernance dans l’islam est fondamentalement lié à la notion de souveraineté divine et au rôle des humains en tant que gardiens de l’autorité divine sur terre.
Al-Mawardi (974-1058 après J.-C.), l’un des théoriciens classiques les plus influents de la gouvernance islamique, a articulé les principes du califat dans son ouvrage fondateur « Al-Ahkam al-Sultaniyya » (Les ordonnances du gouvernement). Selon Al-Mawardi, le califat est l’institution par laquelle sont administrées les affaires religieuses et temporelles de la communauté musulmane. Il a écrit : « الإيمامةموضوعة لخلافة النبوة في حراسة الدين وسياسة الدنيا » (L’imamat est établi pour succéder au Prophète dans la sauvegarde de la religion et la gestion des affaires temporelles) (Al-Mawardi, 1960, p. 15).
Ce concept fondamental établit la double nature de la gouvernance islamique : la protection et la mise en œuvre de la loi religieuse (dîn) et l’administration des affaires temporelles (dunya). Le cadre théorique développé par des érudits classiques tels qu’Al-Mawardi, Al-Ghazali et Ibn Taymiyyah continue d’influencer la pensée politique islamique contemporaine, bien que les théoriciens modernes aient adapté ces concepts pour répondre aux défis du système étatique moderne.
Le concept de hâkimiyya (souveraineté divine)
Au cœur de la théorie islamique de la gouvernance se trouve le concept de hâkimiyya, qui fait référence à la souveraineté divine ou à l’autorité ultime de Dieu sur tous les aspects de la vie humaine, y compris la gouvernance. Ce concept a été particulièrement mis en avant par des théoriciens islamiques modernes tels que Sayyid Qutb et Abul A’la Maududi, qui ont fait valoir que l’acceptation de la souveraineté divine nécessite la mise en œuvre de la loi islamique comme cadre juridique suprême.
Le concept arabe central dans la pensée de Maududi est celui de الحاكمية (al-ḥâkimiyya), qui signifie « souveraineté » ou « gouvernance ». Selon Maududi, un État entre dans l’Islam lorsque sa constitution déclare qu’il n’y a « pas de hâkimiyya[governance] en dehors d’Allah’’.
Les formulations arabes couramment associées à ce concept chez Maududi incluent :
Ce cadre théorique a des implications profondes pour la structure et le fonctionnement de la gouvernance islamique, car il exige que toutes les lois et politiques soient conformes aux principes islamiques tels qu’ils sont interprétés dans le Coran et la Sunna. Le concept de hâkimiyya sert ainsi à la fois de principe de légitimation et de facteur contraignant dans les systèmes politiques islamiques.
Shûra (consultation) et participation démocratique
Un autre aspect fondamental de la théorie islamique de la gouvernance est le principe de shûrâ (consultation), qui découle des versets coraniques et des traditions prophétiques soulignant l’importance de la consultation dans la prise de décision. Le Coran déclare : « وَالَّذِينَ اسْتَجَابُوا لِرَبِّهِمْ وَأَقَامُوا الصَّلَاةَ وَأَمْرُهُمْ شُورَىٰ بَيْنَهُمْ » (Et ceux qui répondent à leur Seigneur, accomplissent la prière et dont les affaires sont [déterminées par] la consultation entre eux) (Coran 42:38).
Les théoriciens islamiques contemporains ont interprété ce principe de différentes manières, certains affirmant qu’il constitue le fondement d’une gouvernance démocratique dans un cadre islamique. Des érudits tels que Rashid Ghannouchi, du parti tunisien Ennahda, ont fait valoir que la Shûrâ peut être conciliée avec les institutions démocratiques modernes, affirmant que « الشورى هي الآلية الإسلامية للديمقراطية » (La Shûrâest le mécanisme islamique de la démocratie) (Ghannouchi, 1993, p. 89).
Cependant, la relation entre la shûrâ et la démocratie reste controversée dans le discours islamique, différents mouvements et érudits proposant des interprétations variées sur la manière dont la consultation devrait être institutionnalisée et sur les limites, le cas échéant, à imposer à la règle de la majorité lorsqu’elle entre en conflit avec les principes islamiques.
Applications historiques de la gouvernance islamique
Le califat râshidûn الخلافة الراشدة (al-Khilāfa al-Rāshida)(632-661 après J.-C.)
Le califat Râshidûn (الخلافة الراشدة) désigne la période qui suit immédiatement la mort du Prophète Muhammad en 632 après J.-C. et qui s’étend jusqu’en 661. Il regroupe les quatre premiers califes dits « bien guidés » (الخلفاء الراشدون) : Abū Bakr al-Ṣiddīq, ʿUmar ibn al-Khaṭṭāb, ʿUthmān ibn ʿAffān et ʿAlī ibn Abī Ṭālib. Cette phase est considérée par de nombreux musulmans comme l’âge d’or de l’islam, caractérisé par une fidélité aux enseignements du Prophète et une gouvernance fondée sur la consultation (shûrâ) et la justice. Durant cette période, l’empire islamique s’étendit rapidement au-delà de la péninsule Arabique, englobant la Syrie, la Perse, l’Égypte et une grande partie du Proche-Orient. Toutefois, des tensions internes, notamment sous le califat de ʿUthmān et de ʿAlī, débouchèrent sur des conflits civils (fitna) qui mirent fin à l’unité initiale et ouvrirent la voie à l’établissement du califat omeyyade. Ainsi, la période râshidûn reste un modèle idéal pour de nombreux courants islamiques contemporains, qui y voient l’exemple d’une gouvernance juste et pieuse.
L’analyse historique de la gouvernance islamique doit commencer par le califat râshidûn, que de nombreux mouvements islamiques contemporains considèrent comme le modèle idéal de gouvernance islamique. Au cours de cette période, les quatre premiers califes (Abou Bakr, Omar ibn al-Khattab, Othman ibn Affan et Ali ibn Abi Talib) ont établi des précédents qui continuent d’influencer la pensée politique islamique.
La période râshidûn se caractérise par plusieurs éléments clés que les mouvements islamiques modernes cherchent à imiter : la sélection des dirigeants par consultation parmi les membres les plus respectés de la communauté, la mise en œuvre de la loi islamique comme cadre juridique principal et l’intégration de l’autorité religieuse et temporelle dans une seule institution. Le deuxième calife, Omar ibn al-Khattab, est particulièrement vénéré pour ses innovations administratives et son engagement en faveur de la justice et de la consultation.
Les récits historiques décrivent l’approche d’Omar en matière de gouvernance comme étant caractérisée par l’accessibilité et la responsabilité. Selon des sources historiques islamiques, il patrouillait régulièrement dans les rues de Médine pour évaluer les conditions de vie de ses sujets et était connu pour sa déclaration : « إن رأيتم في اعوجاجا فقوموني » (Si vous voyez en moi un écart, alors redressez-moi) (Ibn Sa’d, 1990, vol. 3, p. 281).
Les califats omeyyade et abbasside
Le califat omeyyade (661–750)
Le califat omeyyade (الخلافة الأموية) fut établi en 661 après l’assassinat de ʿAlī ibn Abī Ṭālib, dernier calife rashidun. Muʿāwiya ibn Abī Sufyān, gouverneur de Syrie, devint le premier calife omeyyade et transféra la capitale de Médine à Damas. Sous leur règne, l’empire musulman atteignit une extension sans précédent, englobant l’Afrique du Nord, la péninsule Ibérique (al-Andalus) et l’Asie centrale. Les Omeyyades mirent en place une administration centralisée et adoptèrent l’arabe comme langue officielle de l’empire. Selon Kennedy (2004), « The Umayyads transformed Islam from a Medinan state into a world empire » (Les Omeyyades ont transformé l’islam d’un État médinois en un empire mondial). (p. 58). Cependant, leur légitimité fut contestée par de nombreux musulmans, en particulier les chiites, qui voyaient dans la dynastie omeyyade une usurpation de la succession prophétique. Ibn Khaldûn note à ce propos :
« كانت دولة بني أمية قائمة على العصبية القبلية »
(L’État des Banū Umayya reposait sur la solidarité tribale). (Ibn Khaldûn, 1377/2005, p. 254).
Leur chute survint en 750 lors de la révolte abbasside, mais un rameau omeyyade parvint à fonder un califat indépendant à Cordoue, assurant la continuité omeyyade en al-Andalus jusqu’en 1031.
Le califat abbasside (750–1258)
Le califat abbasside (الخلافة العباسية) succéda aux Omeyyades après la révolution de 750, justifiant sa légitimité par sa proximité avec la famille du Prophète. Les Abbassides transférèrent le centre du pouvoir à Bagdad, qui devint rapidement le foyer intellectuel du monde islamique. Cette période est souvent décrite comme l’« Âge d’or » de la civilisation islamique, marquée par l’épanouissement des sciences, de la philosophie et des arts. Al-Maʾmūn (813–833) fonda la célèbre Bayt al-Ḥikma (بيت الحكمة) ou Maison de la Sagesse, où furent traduits les textes grecs, persans et indiens.
« في عهد العباسيين، بلغت الحضارة الإسلامية ذروتها في العلم والفكر »
(Sous les Abbassides, la civilisation islamique atteignit son apogée scientifique et intellectuel). (Al-Jāḥiẓ, cité dans Rosenthal, 1975, p. 112).
Cependant, le califat abbasside dut faire face à la montée de pouvoirs locaux autonomes (Aghlabides, Fatimides, Seldjoukides) qui fragmentèrent progressivement l’autorité centrale. La prise de Bagdad par les Mongols en 1258 symbolise la fin de l’autorité abbasside en tant que pouvoir politique effectif, bien qu’un califat abbasside symbolique survécut au Caire sous tutelle mamelouke.
L’Empire ottoman et ses précurseurs modernes
L’Empire ottoman (1299-1922) représente l’un des exemples historiques les plus significatifs de gouvernance islamique à grande échelle, combinant des éléments de la théorie politique islamique traditionnelle avec des innovations administratives adaptées aux besoins d’un vaste empire multiethnique. Le système de gouvernance ottoman fournit des informations importantes sur la manière dont les principes islamiques peuvent être appliqués dans des sociétés complexes et diversifiées.
Le système juridique ottoman combinait la loi islamique (sharîca) et les règlements impériaux (kanun), créant ainsi un double cadre juridique qui permettait une certaine souplesse dans la gouvernance tout en maintenant la légitimité islamique. Le sultan ottoman portait le titre de calife, revendiquant à la fois l’autorité temporelle et religieuse, mais l’administration effective de l’empire impliquait une bureaucratie complexe qui comprenait à la fois des fonctionnaires religieux et laïques.
La fin de la période ottomane a été marquée par des tentatives de réforme constitutionnelle, notamment l’adoption de la Constitution ottomane (Kanun-u Esasi) en 1876, qui représentait une première tentative de concilier la gouvernance islamique avec les principes constitutionnels modernes. Ces réformes, bien qu’elles n’aient finalement pas réussi à empêcher le déclin de l’empire, ont fourni des précédents pour les tentatives ultérieures de modernisation de la gouvernance islamique.
Manifestations contemporaines de la gouvernance islamique
La République islamique d’Iran
La République islamique d’Iran, établie à la suite de la révolution islamique de 1979, représente la tentative contemporaine la plus complète de mise en œuvre d’une gouvernance islamique dans un État-nation moderne. Le système iranien, basé sur la théorie de l’ayatollah Khomeini du Velayat-e Faqih (tutelle du juriste), combine des éléments de régime clérical avec des institutions républicaines.
Le cadre théorique de Khomeini soutient qu’en l’absence de l’Imam caché (une figure centrale de l’islam chiite), des juristes religieux qualifiés devraient exercer l’autorité politique afin de garantir que la société soit gouvernée selon les principes islamiques. Il a formulé ce principe comme suit : « در عصر غیبت، ولایت و حکومت اسلامی بر عهده فقیه جامع الشرائط است» (À l’ère de l’occultation, la gouvernance et l’autorité islamiques incombent au juriste qualifié) (Khomeini, 1981, p. 40).
Le système iranien institutionnalise ce principe à travers une structure gouvernementale complexe qui comprend à la fois des organes élus et des organes nommés. Le Guide suprême, un haut dignitaire religieux, est l’autorité suprême, tandis que le président et le parlement sont élus au suffrage universel. Le Conseil des gardiens, composé d’érudits religieux et de juristes, examine toutes les lois afin de s’assurer qu’elles sont conformes à la loi islamique.
Ce système a suscité un débat important sur la compatibilité entre le pouvoir clérical et la gouvernance démocratique. Ses partisans affirment qu’il offre un mécanisme garantissant l’authenticité islamique tout en permettant la participation populaire, tandis que ses détracteurs soutiennent qu’il crée un système antidémocratique de domination cléricale.
L’Arabie saoudite et le modèle wahhabite
L’Arabie saoudite représente un modèle différent de gouvernance islamique, basé sur l’interprétation wahhabite de l’islam et le système monarchique traditionnel. Le système saoudien repose sur le principe de l’application intégrale de la loi islamique, le Coran et la Sunna servant de constitution au royaume.
Le fondateur de l’État saoudien moderne, le roi Abdulaziz Al Saud, a établi le royaume sur la base d’une alliance politico-religieuse avec l’establishment religieux wahhabite. Cette alliance, qui continue d’influencer la gouvernance saoudienne, repose sur le principe selon lequel la famille royale assure le leadership politique tandis que l’establishment religieux fournit la légitimité et les orientations religieuses.
Le système saoudien se distingue des autres modèles de gouvernance islamique par l’importance qu’il accorde à l’autorité monarchique traditionnelle plutôt qu’à la souveraineté populaire ou à la domination cléricale. Le roi est le gardien de la loi islamique et le protecteur des villes saintes de La Mecque et de Médine, tirant sa légitimité de son rôle de gardien de la tradition islamique.
Les récentes réformes menées par le prince héritier Mohammed ben Salmane ont introduit des changements importants dans la gouvernance saoudienne, notamment l’extension des droits des femmes et l’élaboration de nouvelles politiques économiques et sociales. Ces réformes ont suscité un débat sur l’évolution du modèle saoudien et ses implications pour la relation entre tradition islamique et modernisation.
Les talibans et la gouvernance islamique en Afghanistan
La gouvernance de l’Afghanistan par les talibans constitue un autre exemple contemporain de gouvernance islamique, caractérisée par une interprétation stricte de la loi islamique et le rejet de nombreuses formes institutionnelles modernes. L’approche des talibans en matière de gouvernance repose sur leur compréhension des principes islamiques tels qu’ils découlent du Coran et de la Sunna, interprétés à travers le prisme de la tradition savante déobandie.
La première période de règne des talibans (1996-2001) a été marquée par de sévères restrictions des droits des femmes, la mise en œuvre de punitions sévères pour divers crimes et la destruction d’artefacts culturels.
Le modèle de gouvernance des talibans illustre les défis auxquels sont confrontés les mouvements islamistes pour traduire les principes religieux en une gouvernance moderne efficace. Leur rejet de nombreuses institutions et pratiques modernes a créé des difficultés dans des domaines tels que le développement économique, les relations internationales et les services sociaux.
Mécanismes et structures institutionnels
Cadres législatifs dans les systèmes islamiques
Le développement de cadres législatifs dans les systèmes de gouvernance islamiques présente des défis uniques liés à la relation entre la loi divine et la législation humaine. Différents systèmes islamiques ont développé diverses approches pour relever ce défi, allant de l’adoption complète de la loi islamique traditionnelle à l’élaboration de systèmes hybrides combinant les principes islamiques et les cadres juridiques modernes.
En République islamique d’Iran, le processus législatif comporte plusieurs niveaux de contrôle afin de garantir le respect de la loi islamique. Le parlement (Majlis) adopte des lois qui sont ensuite examinées par le Conseil des gardiens afin de s’assurer de leur conformité avec les principes islamiques. Ce processus reflète la tentative du système iranien d’équilibrer la représentation populaire et l’authenticité religieuse.
Le concept d’ijtihâd (raisonnement indépendant) joue un rôle crucial dans de nombreux systèmes législatifs islamiques contemporains. Les érudits islamiques progressistes affirment que l’ijtihâd fournit un mécanisme permettant d’adapter la loi islamique aux circonstances contemporaines tout en conservant ses principes fondamentaux. Cependant, la portée et l’application de l’ijtihâd restent des sujets de débat importants au sein de la jurisprudence islamique.
Systèmes judiciaires et tribunaux islamiques
La mise en œuvre de la loi islamique par le biais des systèmes judiciaires représente l’un des aspects les plus visibles de la gouvernance islamique. Différents systèmes ont développé diverses approches de la jurisprudence islamique, allant de l’adoption complète des procédures juridiques islamiques traditionnelles à l’intégration des principes islamiques dans les systèmes juridiques modernes.
En Arabie saoudite, le système judiciaire est entièrement basé sur la loi islamique, les juges formés à la jurisprudence islamique rendant leurs décisions sur la base du Coran et de la Sunna. Le système saoudien comprend des tribunaux spécialisés pour différents types d’affaires, notamment les litiges commerciaux, les affaires familiales et les infractions pénales.
D’autres systèmes ont développé des dispositifs plus complexes qui combinent le droit islamique et le droit civil. Dans des pays comme l’Égypte et le Maroc, le droit de la famille est régi par les principes islamiques, tandis que le droit commercial et pénal intègre à la fois des concepts juridiques islamiques et modernes. Ces systèmes hybrides reflètent les efforts visant à préserver l’authenticité islamique tout en répondant aux besoins pratiques des sociétés modernes.
Systèmes économiques et finance islamique
Les systèmes de gouvernance islamiques ont également développé des approches distinctives de l’organisation économique fondées sur les principes islamiques. L’interdiction des intérêts (ribâ) dans la loi islamique a conduit au développement de systèmes financiers alternatifs basés sur le partage des bénéfices, les transactions adossées à des actifs et les accords de partage des risques.
Le concept d’économie islamique, tel qu’il a été développé par des érudits comme Muhammad Baqir al-Sadr et Umer Chapra, fournit un cadre théorique pour organiser l’activité économique selon les principes islamiques. Al-Sadr a fait valoir que l’économie islamique offre une « troisième voie » entre le capitalisme et le socialisme, fondée sur les principes de justice sociale et de guidance divine.
Les systèmes financiers islamiques contemporains ont développé des instruments sophistiqués tels que la murâbaha(financement à prix coûtant majoré), l’ijâra (crédit-bail) et la mushâraka (partenariat) afin de fournir des services financiers tout en respectant les exigences juridiques islamiques. Ces systèmes sont désormais utilisés dans de nombreux pays et ont été acceptés sur les marchés financiers internationaux.
Défis et adaptations
Modernisation et tradition
L’un des défis les plus importants auxquels sont confrontés les systèmes de gouvernance islamiques est la tension entre le maintien de l’authenticité islamique et l’adaptation aux exigences de la société moderne. Cette tension se manifeste dans divers domaines, notamment l’adoption des technologies, les droits des femmes, l’éducation et les relations internationales.
Des érudits islamiques progressistes comme AbdolkarimSoroush ont plaidé en faveur d’une interprétation dynamique des principes islamiques qui permette de s’adapter à l’évolution des circonstances tout en conservant les valeurs fondamentales. Le concept de « contraction et expansion des connaissances religieuses » de Soroush suggère que la compréhension humaine des principes religieux évolue avec le temps, permettant de nouvelles interprétations qui répondent aux défis contemporains.
Cependant, les érudits et les mouvements traditionalistes s’opposent souvent à de telles adaptations, arguant que les principes islamiques sont intemporels et ne doivent pas être modifiés pour s’adapter aux préférences modernes. Ce débat reflète des tensions plus larges au sein du discours islamique sur la relation entre révélation et raison, tradition et innovation.
Relations internationales et intégration mondiale
Les systèmes de gouvernance islamiques sont confrontés à des défis importants dans leurs relations avec la communauté internationale, notamment en matière de droits de l’homme, de démocratie et de droit international. La tension entre les principes islamiques et les normes internationales a créé des difficultés pour les gouvernements islamiques dans des domaines tels que les droits des femmes, la liberté religieuse et la justice pénale.
Le concept de souveraineté en droit international entre parfois en conflit avec les concepts islamiques de souveraineté divine, ce qui pose des défis aux États islamiques dans l’acceptation des cadres juridiques internationaux. Cependant, de nombreux érudits islamiques ont fait valoir que les principes islamiques sont compatibles avec la coopération internationale et la protection des droits de l’homme.
Le développement de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et l’adoption de documents tels que la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam représentent des tentatives d’articuler les approches islamiques des relations internationales et des droits de l’homme. Ces initiatives reflètent les efforts déployés pour s’engager avec la communauté internationale tout en conservant l’authenticité islamique.
Droits des minorités et pluralisme
Le traitement des minorités religieuses et ethniques représente un autre défi important pour les systèmes de gouvernance islamiques. Le droit islamique classique comprend des dispositions pour la protection des minorités religieuses (dhimmis), mais l’application de ces concepts dans les sociétés pluralistes modernes soulève des questions complexes sur la citoyenneté, l’égalité et la liberté religieuse.
Différents systèmes islamiques ont développé diverses approches des droits des minorités, allant du système traditionnel des dhimmis à des approches plus égalitaires fondées sur la citoyenneté. Le débat sur les droits des minorités reflète des questions plus larges sur la compatibilité de la gouvernance islamique avec la démocratie pluraliste et les droits de l’homme.
Analyse comparative et typologie
Spectre des modèles de gouvernance islamique
L’analyse de la gouvernance islamique contemporaine révèle un spectre de modèles, chacun reflétant différentes interprétations des principes islamiques et réponses aux conditions locales. Ce spectre va des approches minimalistes qui intègrent les symboles et la rhétorique islamiques dans des systèmes largement laïques aux approches maximalistes qui cherchent à mettre en œuvre une loi islamique complète.
À une extrémité du spectre se trouvent des systèmes comme celui de la Turquie sous l’AKP (Parti de la justice et du développement), qui a maintenu des institutions laïques tout en intégrant les valeurs islamiques dans les politiques publiques. À l’autre extrémité se trouvent des systèmes comme celui de l’Afghanistan sous les talibans, qui a rejeté la plupart des institutions modernes au profit d’une gouvernance islamique traditionnelle.
Entre ces deux extrêmes se trouvent divers systèmes hybrides qui combinent les principes islamiques avec des formes institutionnelles modernes. La République islamique d’Iran, avec sa combinaison de contrôle clérical et d’institutions républicaines, représente l’un de ces modèles hybrides. De même, des pays comme la Malaisie et l’Indonésie ont développé des systèmes qui intègrent les principes islamiques tout en conservant des institutions démocratiques et le pluralisme religieux.
Facteurs influençant les variations
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer les variations entre les modèles de gouvernance islamique selon les contextes. Des facteurs historiques, notamment les expériences coloniales et les traditions politiques préexistantes, ont considérablement influencé le développement des systèmes de gouvernance islamique. Les pays dotés de solides traditions démocratiques, tels que la Turquie et l’Indonésie, ont eu tendance à développer des formes plus pluralistes de gouvernance islamique.
Les différences sectaires au sein de l’islam jouent également un rôle dans l’élaboration des modèles de gouvernance. Les approches sunnite et chiite de la gouvernance islamique diffèrent de manière significative, les systèmes chiites mettant souvent l’accent sur l’autorité cléricale, tandis que les systèmes sunnites s’appuient davantage sur le consensus des érudits ou la monarchie traditionnelle.
Les facteurs économiques influencent également le développement des systèmes de gouvernance islamiques. Les pays riches en pétrole comme l’Arabie saoudite et l’Iran ont disposé de plus de ressources pour mettre en œuvre des systèmes islamiques complets, tandis que les pays plus pauvres ont été soumis à une pression plus forte pour compromettre les principes islamiques au profit du développement économique.
Perspectives d’avenir et conclusions
Tendances évolutives
L’avenir de la gouvernance islamique sera probablement façonné par plusieurs tendances actuelles, notamment la mondialisation, les progrès technologiques et le changement générationnel. Les populations plus jeunes de nombreux pays à majorité musulmane sont de plus en plus connectées aux réseaux mondiaux et pourraient exiger des formes de gouvernance plus participatives et pluralistes.
L’essor des réseaux sociaux et de la communication numérique a créé de nouvelles opportunités de participation politique et a remis en question les formes traditionnelles d’autorité religieuse et politique. Ces changements technologiques pourraient conduire à des formes de gouvernance islamique plus décentralisées et participatives.
Le changement climatique et la dégradation de l’environnement posent également de nouveaux défis aux systèmes de gouvernance islamique, qui doivent élaborer une éthique environnementale islamique et des stratégies de développement durable. Le concept de gestion responsable (khilâfa) dans la théologie islamique pourrait servir de base à la gouvernance environnementale dans le contexte islamique.
Implications théoriques
L’étude de la gouvernance islamique a des implications importantes pour la théorie politique et la politique comparée. La diversité des modèles de gouvernance islamique remet en question les caractérisations simplistes de la politique islamique et démontre l’adaptabilité des principes islamiques à différents contextes et circonstances.
La tension entre l’autorité religieuse et la gouvernance démocratique dans les systèmes islamiques permet de mieux comprendre les questions plus larges relatives à la relation entre religion et politique dans les sociétés démocratiques. Les expériences de gouvernance islamique peuvent éclairer les débats sur la liberté religieuse, le pluralisme et le rôle de la religion dans la vie publique.
Observations finales
Plutôt que de représenter une approche monolithique de la gouvernance, les systèmes islamiques reflètent un éventail d’interprétations et d’applications des principes islamiques, chacune étant façonnée par les contextes locaux, les circonstances historiques et les défis contemporains.
Les fondements théoriques de la gouvernance islamique, ancrés dans la pensée politique islamique classique, continuent d’influencer les systèmes contemporains tout en s’adaptant aux défis modernes. Les concepts de souveraineté divine, de consultation et d’intendance fournissent des cadres pour comprendre les approches islamiques de la gouvernance, mais leur application pratique varie considérablement selon les contextes.
L’évolution historique de la gouvernance islamique, du califat râshidûn aux États-nations contemporains, témoigne à la fois de la continuité et du changement dans la pensée politique islamique. Si les mouvements islamiques contemporains s’inspirent des précédents historiques, ils sont également confrontés à de nouveaux défis qui exigent une adaptation créative et des innovations.
Les manifestations contemporaines de la gouvernance islamique, de la République islamique d’Iran à l’Afghanistan des talibans, illustrent l’éventail des approches possibles pour mettre en œuvre les principes islamiques dans les systèmes politiques modernes. Chaque système représente une réponse unique au défi de concilier l’authenticité islamique avec les exigences de la gouvernance moderne.
Les mécanismes institutionnels développés par les systèmes islamiques, notamment les cadres législatifs, les systèmes judiciaires et les arrangements économiques, démontrent les implications pratiques de la théorie politique islamique. Ces mécanismes reflètent les tentatives de traduire les principes religieux en structures de gouvernance efficaces tout en répondant aux besoins et aux défis contemporains.
Les défis auxquels sont confrontés les systèmes de gouvernance islamiques, notamment la modernisation, les relations internationales et les droits des minorités, mettent en évidence les tensions persistantes entre les principes islamiques et les normes politiques contemporaines. Les réponses à ces défis façonneront probablement l’évolution future de la gouvernance islamique et son rôle dans le système politique mondial.
L’analyse comparative des modèles de gouvernance islamiques révèle l’importance des facteurs contextuels dans la formation des résultats politiques. Les expériences historiques, les différences sectaires et les conditions économiques influencent toutes le développement des systèmes politiques islamiques, ce qui suggère qu’il n’existe pas de modèle unique de gouvernance islamique pouvant être appliqué universellement.
À l’avenir, la gouvernance islamique continuera probablement à évoluer en réponse à l’évolution des circonstances et aux nouveaux défis. La capacité des systèmes islamiques à s’adapter tout en conservant leurs principes fondamentaux déterminera leur viabilité et leur pertinence à long terme dans un monde de plus en plus interconnecté.
L’étude de la gouvernance islamique révèle en fin de compte la complexité de la relation entre religion et politique dans le monde moderne. Si certains observateurs ont prédit le déclin de l’influence religieuse dans les systèmes politiques, la persistance et l’adaptation de la gouvernance islamique suggèrent que les principes religieux continueront à jouer un rôle important dans l’élaboration des arrangements politiques dans de nombreuses sociétés.
Pour comprendre ces systèmes, il faut aller au-delà des caractérisations simplistes et s’intéresser aux interactions nuancées entre les principes religieux, les institutions politiques, les conditions sociales et les circonstances historiques. Seule une analyse aussi nuancée permet d’apprécier pleinement l’importance de la gouvernance islamique en tant que phénomène politique contemporain et ses implications pour l’avenir de l’organisation politique dans les sociétés à majorité musulmane.
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