Chronique – Mémoires : 1960-1990, récits croisés d’un Maroc sous tension – Par Naïm Kamal

De G à D : Fathallah Oualalou et Brahim Ouchelh

Par Naïm Kamal – Quid.ma


Fathallah Oualalou et Brahim Ouchelh, d’une même extraction partisane, racontent le Maroc postindépendance de deux angles que différencient plus que des nuances. Trois ans d’âge à peine les séparent, le premier est né en 1942 dans la médina de Rabat, le second en 1945 dans celle de sa sœur jumelle, Salé. Tout au long de leur parcours militant, leurs chemins se sont croisés sans vraiment se rencontrer. D’abord à l’Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM), puis à l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP), ensuite à l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP). L’un, Oualalou, ne plongera jamais dans la clandestinité et se confirmera comme un réformiste pour finir quatre décennies plus tard ministre de Sa Majesté. L’autre, Ouchelh, y tombera quasi incurablement à l’issue d’une rencontre en 1969 dans un café parisien avec Fquih Basri, figure charismatique de la radicalité des années 60, 70 et 80 du siècle dernier.

Tous deux viennent de publier presque simultanément leurs mémoires : Un temps marocain* pour Oulalou, et Maroc, l’Engagement d’une génération** pour Brahim Ouchelh ; ensemble avec le souci de transmettre aux Marocains d’aujourd’hui des récits de combats d’hier

Des trajectoires que tout oppose

Fathallah Oualalou, figure nationale du socialisme réformiste et ancien ministre de l’Economie et des Finances, livre dans Un temps marocain sur plus de mille quatre cent pages en deux volumes, un témoignage de long cours sur sa vie au cœur de la vie politique marocaine et des institutions : enfance, études, opposition, parlement, gouvernement, mairie de Rabat… C’est un travail mémoriel où l’auteur soumet à la réflexion une lecture personnelle du jeu des partis, des tensions sociales, des transformations du champ politique marocain. Sa trajectoire reflète un homme de convictions ayant fait le choix du réformisme et de la construction démocratique par étapes.

Dans le spectre opposé, Maroc : l’engagement d’une génération** de Brahim Ouchelh raconte en 340 pages l’histoire d’un jeune militant de l’UNFP passé à la clandestinité, agent de propagande dans Radio Attahrir à Tripoli et impliqué dans des réseaux révolutionnaires formés à la lutte armée en Libye, en Syrie et en Algérie. Sa mission dans la capitale libyenne se concentre essentiellement sur la formation idéologique des « compagnons de route ». Tout aussi autobiographique, son livre est une mémoire insurgée, indocile, radicale. Dans le menu détail, il raconte tout ce qui a été fait par des Marocains hébergés par des « Etats frères », en contact avec les services des pays hôtes dont ils sont en retour les outils, pour faire tomber la monarchie marocaine.

Deux grilles de lecture

On comprend dès lors que là où Oulalou – en divergence avec cette tendance qu’il qualifie de blanquiste – décrit un régime marocain autoritaire mais stratégiquement intelligent, capable d’absorber l’opposition pour évoluer, Ouchelh – qui dénonce chez ce dernier et ses amis leur réformisme, suprême insulte à l’époque – voit une monarchie verrouillée, prête à tout pour écraser l’alternative démocratique.

Dans Un temps marocain, le rapport au Palais est pragmatique, empreint d’une culture du compromis. Ouchelh, lui, y voit la source structurelle de la violence politique, ce que Fathallah Oulalou ne récuse pas totalement lorsqu’il considère, en contextualisant naturellement (page 424, premier volume), que la confrontation a été imposée à cette aile progressiste issue en 1959 de la scission au sein du parti de l’Istiqlal.

Les deux ouvrages ne racontent pas seulement une époque : ils posent deux façons d’en faire mémoire.

Oualalou adopte le ton pédagogue du professeur qu’il a été, presque technocratique par moments. Il valorise ‘’l’option démocratique’’ et les luttes institutionnelles. Le Maroc qu’il décrit est lent, complexe, traversé de lignes de fracture mais soudables.

Ouchelh, à l’inverse, écrit avec le souffle de l’entreprise qui a échoué. Son référent, même s’il en est revenu sur le tard pour l’ébrécher, c’est Fquih Basri, et son référentiel ‘’l’Option révolutionnaire’’. Il narre depuis les marges et n’oublie pas la ferveur d’une utopie brisée autant par l’absence d’une véritable vision stratégique que par les intrigues et les trahisons.

Et aucun des deux ne se départit à un moment ou un autre de son appartenance partisane.

Le récit d’Ouchelh s’estompe après l’échec de l’infiltration depuis l’Algérie de « commandos révolutionnaires » menés par Mahmoud Bennouna en mars 1973, dont il n’a pas été tenu informé, pour se perdre progressivement dans des actions à l’étranger plus en rapport avec les droits l’homme qu’avec la révolution.

La trajectoire, bien plus longue et mieux nourrie, de Fathallah Oulalou se poursuivra inlassablement jusqu’à ce que le déclin de l’USFP lui apparait au milieu de la deuxième décennie de ce vingt-unième siècle irréversible.

La grande controverse

Les deux auteurs, en livrant leurs mémoires respectifs, ne pouvaient éluder la question controversée de l’implication de l’UNFP dans les tentatives de coup d’Etat de 1971 et 1972. Si la participation du courant radical mené par Fquih Basri au moins à celle d’août 1972 semble acquise, celle de l’UNFP « aile de Rabat réformiste» reste sujette à débat, relancé notamment par la lettre de Basri publiée en 2000, affirmant l’implication de la direction du parti.

Pour Brahim Ouchellah, aucun doute : il authentifie la lettre de Basri et assure que Abderrahim Bouabid, comme d’autres dirigeants, était informé des projets putschistes, sans en être forcément acteur. Fathallah Oualalou, chez qui on pressent une profonde affection pour le leader historique des socialistes, récuse fermement. Selon lui, Bouabid et son UNFP/ USFP étaient complètement étrangers à toute emprise violente, la ligne du parti ayant déjà acté la rupture avec les logiques de renversement par la force.

La question inutile

Une fois terminée la lecture de ces deux témoignages, la question inutile se pose: qu’auraient produit ces courant, dans le contexte régionale et internationale de l’époque, s’ils avaient accédé au pouvoir ? Auraient-ils fait mieux que le nassérisme égyptien, le boumédiénisme algérien ou le baâthisme syrien et irakien qui reposaient en premier lieu sur l’armée ? Car malgré la ‘’grande clarification’’ de 1975, l’USFP a continué longtemps à naviguer dans une confluence idéologique mêlant influences radicales et réformistes au moins jusqu’au début des années 1990.

Assurément ! C’est là un débat qui appartient désormais au sexe des anges. Il n’ajouterait ni n’enlèverait rien à ces deux mémoires essentielles pour comprendre un grand chapitre de l’histoire politique de ces années-là. Celle qui a construit, depuis l’intérieur, et celle qui a combattu, frontalement, depuis l’extérieur.

Un temps marocain et Maroc : l’engagement d’une génération, l’un mieux fourni que l’autre, se complètent et dessinent le recto-verso d’un même moment historique. Les ouvrages de Fathallah Oulalou et Brahim Ouchalh offrent un matériau inestimable aux étudiants, aux doctorants, aux chercheurs, aux historiens et à tous ceux que l’histoire des confrontations des quatre premières décennies de l’indépendance qui ont façonné en partie le Maroc d’aujourd’hui, intéresse.

*Un temps marocain (زمن مغربي) Fathallah Oulalou, deux volumes- Al Markaz Attaqafi Lilkitab, Beyrouth

**Maroc : L’ENGAGEMENT D’UNE GENERATION- Centre d’Etudes et de Recherche Mohamed Bensaïd Ait Idder.

Article19.ma