Analyse – Comment les minorités sont-elles passées d’une question de droits à un outil fonctionnel au service d’Israël ?

Par Ornella Sukkar

La question des minorités dans le monde arabe a constitué l’un des enjeux les plus problématiques exploités politiquement et médiatiquement ces dernières décennies, notamment sous les régimes centralisés ou autoritaires ayant dominé nombre de pays de la région. 
Souvent, les minorités ont été présentées dans le discours occidental comme des victimes de la majorité sunnite ou arabe, sous des slogans tels que « terrorisme islamique » ou « despotisme nationaliste » associé aux idéologies baathistes ou nassériennes.

Cependant, cette représentation n’est pas restée confinée à un cadre humanitaire ou juridique. À partir des années 1980, elle s’est transformée progressivement en un outil stratégique entre les mains de puissances coloniales telles que la Grande-Bretagne et la France, et surtout Israël. Les minorités ont alors été perçues comme un « levier interne » susceptible d’être mobilisé pour démanteler la structure de l’État-nation arabe, ou du moins en neutraliser certains composants, en exagérant l’idée de persécution historique de ces groupes par la majorité islamique ou sunnite.

Le plus dangereux dans cette évolution est l’ancrage d’un récit selon lequel la « protection des minorités » serait une condition préalable à la stabilité et à la démocratie dans la région.

C’est dans cette logique que des relations secrètes non officiellement annoncées se sont nouées entre certaines élites politiques issues des minorités – maronites, alaouites, druzes – et des puissances occidentales, y compris Israël, notamment dans le contexte du sud syrien et de la région de Soueida.

Ces dynamiques ont été accompagnées de fuites dans la presse américaine et israélienne, indiquant l’existence de coordinations sécuritaires et informationnelles impliquant diverses minorités, comme les chrétiens du Liban, les druzes d’Israël, les habitants du Sud-Soudan et du Nord de l’Irak.

Cette coordination visait à renforcer le discours selon lequel la stabilité régionale dépend de la garantie de « la sécurité des minorités », posant ainsi des problèmes majeurs de politisation des identités et de transformation de la diversité en outil d’infiltration géopolitique.

Étapes de l’évolution des minorités dans le monde arabo-islamique

🔹 Première phase : Le système des « millets » sous l’Empire ottoman
Les minorités faisaient partie intégrante de la société et bénéficiaient de droits religieux et administratifs dans le cadre du système des millets au XVIe siècle, réorganisé durant les réformes ottomanes (1839–1876). Elles ne représentaient pas une menace politique mais participaient à un équilibre interne sans velléités séparatistes, jusqu’à ce que la colonisation introduise une politique de « diviser pour régner », exacerbant les contradictions qui, auparavant, pouvaient être résolues dans le cadre de réformes.

🔹 Deuxième phase : La colonisation et la politisation des minorités

Avec l’arrivée du colonialisme européen, la fonction des minorités s’est transformée : elles sont devenues des instruments du colonialisme français et britannique. Exemples : les maronites au Liban, les coptes en Égypte, et la création d’un État alaouite en Syrie en 1936. On leur accorda des privilèges éducatifs et juridiques, et des canaux de communication directe avec l’Occident furent ouverts.

🔹 Troisième phase : L’après-indépendance – de la participation à l’exclusion

Après les indépendances, les États-nations (souvent arabistes) ont adopté un discours unitaire qui a parfois marginalisé les minorités : kurdes, chiites, arméniens et autres… Parfois, elles furent impliquées dans des conflits, comme la guerre civile libanaise (1975–1990), suite à la création du Grand Liban (1920) soutenue par la France et les missions jésuites, qui favorisèrent l’élite chrétienne et instaurèrent une culture francophone axée sur le confessionnalisme.
D’autres exemples : révoltes au Soudan et en Irak entre 1958 et 1979 (kurdes face au régime baathiste, notamment sous Saddam Hussein), ou encore la répression des revendications linguistiques berbères en Algérie après 1962.

🔹 Quatrième phase : Après 2003 – les minorités comme projet politique

Suite à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, les minorités ont intégré le système de répartition confessionnelle du pouvoir, avec une représentation directe et des liens avec des agendas régionaux ou internationaux. Exemples : liens entre des dirigeants kurdes et Israël, les druzes du Golan, ou les chrétiens d’Irak avec Washington et le Vatican. Des journaux israéliens ont rapporté la présence d’entreprises israéliennes à Erbil, et des visites secrètes de responsables kurdes en Israël.

🔹 Cinquième phase : Après les révolutions arabes – entre victime et acteur des négociations

En 2011, avec les soulèvements en Syrie, au Yémen et en Libye, les minorités sont devenues des forces décisives, soit aux côtés des régimes (alaouites en Syrie, zaydites au Yémen), soit aux côtés d’acteurs internationaux (les Kurdes avec Washington, certains chrétiens avec Moscou ou Israël). Certaines minorités ont menacé de créer des zones autonomes, comme les Amazighs et Touaregs en Libye, ou les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont négocié avec la Russie, les États-Unis, et Israël de façon indirecte.

L’importance de cette phase, qualifiée de « Nouveau Moyen-Orient », réside dans le fait qu’elle révèle l’ampleur des contradictions et de l’hypocrisie des discours politiques. Les minorités se sont transformées en instruments au service de grands projets coloniaux. Elles ont parfois joué un rôle central, en réclamant une protection internationale et en légitimant des interventions étrangères à travers des récits sanglants et des antagonismes historiques, renforçant ainsi les logiques d’occupation passées (britanniques et françaises) et actuelles (israélienne), contribuant à la déstabilisation et à la fragmentation des États.

Le « Nouveau Moyen-Orient », ou ce que certains appellent « Sykes-Picot 2 », ne se limite pas à un redécoupage géographique, mais réorganise les alliances et les entités, faisant des minorités des acteurs sécessionnistes, démantelant l’État-nation pour en faire une mosaïque de micro-États en conflit les uns avec les autres, politiquement, économiquement et identitairement.

Ce processus, mené sous les slogans de libération et de séparation, vise en réalité à désancrer les entités de leur espace vital et à les relier à des projets étrangers via une exacerbation des tensions communautaires, au nom de l’égalité juridique, de la protection internationale, et d’une politisation des identités religieuses et ethniques.

Dans ce contexte, Israël est passé d’un État protégé par l’Occident à une puissance régionale dominante. Cela s’est réalisé notamment grâce à l’usage de ce que l’on peut qualifier de « terrorisme fonctionnel » — que ce soit via les courants salafistes extrémistes ou les milices chiites radicales —, redéfinissant les frontières régionales dans le sang et consolidant la position d’Israël comme garant de stabilité.

Le danger de ce projet se manifeste aujourd’hui en Syrie, notamment avec les événements récents à Soueida, et les conflits entre certaines tribus et communautés druzes, dans le cadre de tentatives suspectes de création d’un canton druze indépendant. Ce type d’initiative sert la vision israélienne du « Grand Israël » ou du « Royaume de David », en exploitant les divisions internes pour construire des entités alliées à Tel-Aviv, ouvertement ou dans la discrétion.

Il est impossible de dissocier ces transformations des guerres géopolitiques plus larges visant à redessiner les sphères d’influence selon des intérêts stratégiques et économiques, notamment : la création de corridors énergétiques alternatifs au gaz russe, l’attraction des investissements internationaux dans les domaines de l’énergie, des infrastructures et des technologies. Ainsi, le « Nouveau Moyen-Orient » n’est plus une carte théorique, mais une réalité concrète façonnée selon des logiques de fragmentation et de domination économique, au détriment de l’État et de la souveraineté nationale.

En conclusion, le système ottoman des millets permettait une représentation relative et des privilèges négociables. Mais l’ère des réformes constitutionnelles (1839–1876) et la soumission croissante aux puissances occidentales ont mené à la perte des droits politiques et sociaux des minorités, malgré certains acquis juridiques formels.

Aujourd’hui, les minorités sont devenues un levier de pression entre les mains des grandes puissances pour faire chanter les États centraux, via des tendances séparatistes destinées à créer des entités fonctionnelles indépendantes. Cette dynamique reflète la vision occidentale du « choc des civilisations », qui présente l’Orient islamique comme un espace d’oppression des minorités, selon des récits orientalistes justifiant la domination occidentale.

Des documents des services de renseignement, publiés par le Carnegie Endowment for International Peace, révèlent qu’Israël tente de répliquer le modèle du Nord de l’Irak à Soueida, en coordination avec des factions druzes libanaises et syriennes, dans une stratégie visant à gérer les conflits en les divisant davantage, et à remplacer l’État central par un modèle fédéral ou confédéral garantissant à Israël une influence régionale durable.

* Ornella Sukkar est une journaliste libanaise et analyste politique 
 
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