Les effets délétères de la rupture bilatérale entre Alger et Rabat entraînent « une diplomatie des corps » et une instrumentalisation de citoyens en détresse à des fins de règlements de compte politiques.
Elle attend le corps de son fils et ça l’épuise. Face caméra, cette femme pieuse, en pleurs, a pris la parole pour implorer ses « frères algériens » de lui rendre la dépouille de son garçon, mort en mer cet été, au nord du Maroc. Emporté par les eaux, son corps a été retrouvé à plus de 400 km à l’est, près d’Oran, en Algérie. Plus de quatre mois après sa découverte, il est toujours conservé dans une morgue de la ville.
Diffusées le 1er décembre par le média en ligne Tanjaoui, les supplications filmées de la mère du footballeur Abdellatif Akhrif, 24 ans, ont ému les internautes marocains et relancé les interrogations sur le rapatriement de sa dépouille. Pourquoi les autorités algériennes ne l’ont-elles toujours pas rendu à sa famille ?
L’ailier gauche du club de première division de l’Ittihad Riadhi de Tanger a disparu le 6 juillet au cours d’une virée en yacht au départ de la station balnéaire de M’diq. Il se baignait en Méditerranée, en compagnie de quatre proches, dont deux coéquipiers, quand le groupe a été surpris par une tempête.
Trois personnes ont eu la vie sauve grâce à l’intervention de la marine marocaine. Pas Abdellatif Akhrif, ni un second joueur, Salman Harraq, qui reste introuvable. Le 8 août, un corps, supposé être celui du footballeur, a finalement été récupéré aux abords du cap Falcon, en Algérie. Une vidéo prise par un jet-skieur le montre en short, torse nu, flottant à la surface de l’eau.
« C’était vraiment l’omerta »
La lenteur de son identification pose question. Selon différents organismes internationaux consultés, les conclusions dans ce type de procédure sont d’ordinaire connues au bout de quelques jours, plusieurs semaines tout au plus. Mais il s’est écoulé trois mois entre le prélèvement des ADN des parents d’Abdellatif Akhrif, effectué le 14 août, puis envoyé en Algérie, et la confirmation aux autorités marocaines, le 28 novembre, que le corps est bien celui de leur fils.
« Un délai anormalement long », confie une source proche du dossier, qui impute ce retard aux « relations entre les deux pays ». Depuis le 24 août 2021, Alger a rompu tout lien diplomatique officiel avec Rabat. Contacté par Le Monde, le consul algérien à Casablanca n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Le cas du footballeur rappelle celui d’Abdelali Mchiouer. Ce ressortissant marocain, qui résidait en région parisienne, a été tué le 29 août 2023 par des tirs attribués à des garde-côtes algériens. Il naviguait alors sur un scooter des mers en compagnie de trois amis au large de Saïdia, une localité frontalière du nord-est du Maroc. Son corps a reposé près de quatre mois dans une morgue de Tlemcen, avant que la justice algérienne n’ordonne sa restitution à sa famille, le 21 décembre suivant.
« C’était incompréhensible, se rappelle Hakim Chergui, l’avocat français de la famille d’Abdelali Mchiouer. J’ai tapé à toutes les portes pour plaider la cause du défunt. Je n’ai pas eu de réponse du côté algérien, c’était vraiment l’omerta. »
« Un couloir humanitaire »
Abondamment commentées par la presse marocaine, les deux affaires, qui illustrent les effets délétères de la rupture bilatérale, en cachent d’autres, moins médiatiques. Elles concernent essentiellement des « harragas », ces candidats à l’émigration irrégulière, morts en Méditerranée et dont les dépouilles ont été charriées par la mer jusqu’en Algérie. Leur nombre est inconnu, mais la commission espagnole pour les réfugiés estime que les ressortissants marocains représentaient un quart des arrivées illégales à la frontière sud de l’Espagne en 2023.
A Oujda, dernière grande ville de l’est du royaume, Hassan Ammari, à la tête d’une association d’aide aux clandestins, s’active depuis 2017 à faire rapatrier les corps de ces compatriotes décédés en mer. Il est jusqu’à présent parvenu à en récupérer trente-quatre. « Mais les démarches auprès des autorités algériennes se sont compliquées, encore plus depuis la réinstauration du visa pour les Marocains [décidée par Alger le 27 septembre] », explique ce fonctionnaire municipal.
Les conditions pour se rendre en Algérie avec un passeport marocain sont désormais drastiques, comparables à celles exigées pour obtenir un visa Schengen. La frontière terrestre étant fermée depuis 1994, ce qui n’était auparavant que des formalités, pour les proches des victimes, a été rendu plus difficile en raison de la fermeture de l’espace aérien avec le Maroc, à l’initiative de l’Algérie, le 22 septembre 2021. Les lignes directes suspendues, il faut transiter par l’Europe ou Tunis, ce qui a fait grimper en flèche le prix du rapatriement : environ 6 000 euros, selon les témoignages recueillis.
Louer l’ambulance qui cheminera jusqu’à Zouj Beghal, le point de passage entre Maghnia, en Algérie, et Oujda, coûte dix fois moins cher. « Mais c’est devenu un couloir humanitaire », glisse le journaliste Ahmed Tabet, du média en ligne Al3omk. Sans être impossible, le transport des corps par cette voie ne se fait plus qu’à titre exceptionnel. « C’est l’un des seuls moments où la frontière s’ouvre : pour faire passer les morts, soupire Me Hakim Chergui. La symbolique est terrible et triste à la fois, celle-ci montre à quel point la relation entre le Maroc et l’Algérie est moribonde. »
Au moins six dépouilles bloquées en Algérie
A qui la faute ? « Les autorités algériennes disent que le Maroc ne fait pas les démarches nécessaires, mais les autorités marocaines expliquent avoir des difficultés à contacter leurs homologues en Algérie. Chacun se renvoie la balle », souffle un militant associatif. L’incompréhension est d’autant plus grande que les restitutions de dépouilles vers l’Algérie se font sans encombre, assure Hassan Ammari.
L’employé de mairie en veut pour preuve un exemple récent : il y a un mois, les corps de jumeaux de 24 ans ont traversé Zouj Beghal, moins de cinquante jours après avoir été retrouvés sur une plage de Nador, précise-t-il. Ces dernières années, le fonctionnaire dit avoir contribué au retour de treize victimes algériennes.
Aujourd’hui, pour les cas d’au moins six dépouilles de Marocains bloquées en Algérie, M. Ammari ne voit pas d’issue. Les personnes décédées ont bien été identifiées, toutefois les procédures sont « au point mort ». Certains exemples donnent le vertige. Des parents espèrent ainsi depuis un an la remise des corps de leurs deux filles, conservés dans des morgues des wilayas de Tipaza et Chlef. Agées d’une vingtaine d’années, elles ont perdu la vie en Méditerranée en tentant de rejoindre clandestinement l’Espagne à bord d’un zodiac.
Rejetée par la mer à proximité d’Alger, la dépouille d’un pêcheur à la bouée, noyé près d’Al-Hoceima, est, elle, attendue par sa famille depuis plus de huit mois. Face à ces situations, l’avocat marocain Mourad El Ajouti dénonce « une diplomatie des corps », déplorant l’instrumentalisation de citoyens en détresse à des fins de règlements de compte politiques.
Pour la mère d’Abdellatif Akhrif, l’identification du corps de son fils ne signifie pas pour autant son retour au Maroc. Elle devra encore patienter, le temps que les autorités algériennes délivrent à leurs interlocuteurs marocains son certificat de décès, notamment. Un document indispensable pour que la dépouille du footballeur soit autorisée à traverser le poste-frontière de Zouj Beghal.
(Source: Le Monde du 11 décembre 2024)
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