Par Jonathan Clayton
• Les groupes islamistes au Sahel constituent désormais une menace majeure pour l’Europe et le reste de l’Afrique.
• Les erreurs stratégiques de l’Afghanistan et de la Libye réunies pour alimenter une nouvelle crise.
• Les gouvernements régionaux alliés faibles et corrompus n’offrent aucune solution
De l’Afghanistan au Sahel
Dans les années 1980, chaque vendredi, les rues étroites autour de la mosquée Al-Sunnah dans le quartier pauvre de Bab El Oued à Alger étaient bondées de jeunes hommes.
Par centaines, ils affluaient pour entendre l’imam agitateur Ali Belhadj dénoncer le gouvernement du Front de libération nationale (FLN), qui dirige l’Algérie depuis l’indépendance de la France en 1962. Il fustigeait les gauchistes, les réformes libérales, les politiciens, la France et l’Occident, « les mécréants » en général. Seul l’Islam échappait à la dénonciation.
Des haut-parleurs transmettaient ses paroles à des centaines de croyants serrés et priant à l’unisson dans le labyrinthe des rues étroites à l’extérieur. Là, parmi les mécontents et les chômeurs, ses tirades tombaient dans un terrain fertile.
Il rejetait catégoriquement les appels à des réformes démocratiques à l’occidentale, éloignant les islamistes des autres opposants au régime, qui avaient exhorté le président de l’époque Chadli Bendjedid à desserrer la mainmise du gouvernement sur tous les aspects de la vie et à organiser des élections « libres et saines ».
Ali Belhadj, né à Tunis de parents d’origine mauritanienne, n’en avait que faire.
« La démocratie est étrangère à la Maison de Dieu. Méfiez-vous de ceux qui disent que la notion de démocratie existe dans l’Islam. Il n’y a pas de démocratie dans l’Islam. Il n’existe que la choura (consultation) avec ses règles et ses contraintes… Nous ne sommes pas une nation qui pense en termes de majorité-minorité. La majorité n’exprime pas la vérité ».
Les clameurs « Allahou Akbar » (Dieu est le plus grand) résonnaient dans le quartier. Qui a besoin de partis politiques quand l’islam a toutes les réponses, prêchait Ali Belhadj, qui s’est inspiré d’Hassan Al-Banna et de Sayyid Qutb, les fondateurs des Frères musulmans égyptiens.
« Le multipartisme n’est toléré que s’il s’accorde avec le cadre unique de l’islam… Si les gens votent contre la loi de Dieu… ce n’est rien d’autre qu’un blasphème. Les oulémas ordonneront la mort des coupables qui auront substitué leur autorité à celle de Dieu ».
En 1966, Qutb a été reconnu « coupable » de complot contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser et exécuté par pendaison. Hassan Al-Banna a été tué par la police secrète égyptienne en 1949. Leur mort a donné naissance au djihadisme salafiste, la doctrine politico-religieuse qui sous-tend les racines idéologiques des groupes djihadistes mondiaux comme Al-Qaïda et l’État islamique (EI).
En tant que jeune journaliste à l’agence de presse Reuters, j’allais souvent avec d’autres journalistes à Al-Sunnah et me mêlais aux fidèles, dans l’espoir d’avoir une idée sur la vague croissante des mouvements de protestation qui balayaient la région.
Nous ne nous rendions pas compte que nous faisions partie de ceux qui, quelques années plus tard, nous auraient volontiers tranché la gorge.
Nous, journalistes, n’évaluons pas tout à fait correctement ce qui se passait dans les profondeurs de ces sociétés, mais nous étions beaucoup plus en phase avec les développements que la plupart. Les diplomates, les experts régionaux, les analystes indépendants se sont rarement rendus dans ces lieux et déformaient totalement la situation.
Les islamistes ont été rejetés en tant que minorité, fanatiques religieux en marge de la société dominante. Les événements sur le terrain ont révélé une autre histoire.
Avocats, enseignants, infirmières étaient tous dans le mouvement. Ils s’opposaient tous avec virulence aux cliques corrompues et incompétentes qui dirigeaient le gouvernement et ils détestaient les services de sécurité. Ils partageaient, avant tout, une vision d’un avenir meilleur, fondée sur une croyance en la bonne gouvernance, la rectitude morale et le respect des traditions. Le gouvernement profondément impopulaire influencé par le marxisme était un allié de l’Union soviétique, les oppresseurs de l’Afghanistan. L’agence américaine de renseignement (CIA) a libéré de la bouteille le génie islamiste pour défaire l’Union soviétique.
Bien plus tard, ce n’est donc pas une surprise que le Front islamique du salut (FIS), créé par Ali Belhadj et son confrère l’imam agitateur Abbassi Madani pour affronter les élections promises – malgré le dégoût pour la démocratie – allaient remporter en 1991 la première élection algérienne, la seule, à ce jour, libre et saine, après avoir déjà raflé les sièges lors du scrutin local deux ans auparavant.
Le gouvernement algérien est pris de panique. La décision d’annuler ces élections, d’instituer un régime militaire et d’interdire le FIS a déclenché une décennie de guerre civile violente. Ces décisions maladroites ont un lien direct avec les troubles actuels au Sahel, la plus grande menace pour la sécurité de l’Europe occidentale aujourd’hui, et qui risquent de se répéter à nouveau.
Il n’est pas trop tard pour faire face à la menace que représentent les islamistes radicaux dans la région, mais l’Europe doit forger une réponse unie autour d’un leadership français revigoré et ne pas répéter les erreurs qui ont conduit à la guerre civile algérienne et ailleurs se sont soldées par le départ déshonorant des pays de l’OTAN de l’Afghanistan.
Le Royaume-Uni doit jouer son rôle. Il doit sortir des querelles mesquines du Brexit sur les poissons et les migrants et forger une nouvelle alliance stratégique avec la France. Les États-Unis ne vont pas jouer un rôle autre que celui de soutien logistique continu, mais c’est une chance pour l’Europe.
La crise libyenne doit être réglée, d’autant plus que la Russie et la Turquie sont désormais impliquées.
Les groupes islamistes ne sont pas aussi unis qu’il n’y paraît. Les leçons de l’Algérie sont claires : les islamistes modérés peuvent être accueillis au sein de la société civile au sens large, en particulier lorsque les griefs historiques à base ethnique sont également abordés. Des efforts accrus doivent être déployés pour combattre et démanteler les réseaux criminels, en particulier les gangs de trafiquants d’êtres humains, qui compromettent davantage la sécurité et fournissent des sources de revenus aux groupes extrémistes.
De nombreux insurgés sont avant tout motivés par des enjeux locaux et sont ouverts au dialogue. Toute force internationale ne doit pas simplement être utilisée comme un moyen de maintenir en place des gouvernements impopulaires et autoritaires contre la volonté de leur peuple. Les violations des droits de l’homme et la mauvaise gouvernance des alliés des occidentaux ne peuvent être tolérées simplement parce qu’ils prétendent combattre les djihadistes.
Cependant, ne pas tirer les leçons des 30 dernières années signifiera pour l’Europe un nouvel Afghanistan à portée de vue à son flanc sud et fournira aux terroristes locaux un refuge sûr à partir duquel ils pourront lancer des attaques encore plus meurtrières sur le sol européen. Il s’agit également d’une menace pour une grande partie du reste de l’Afrique avec les risques d’une nouvelle migration vers l’Europe.

-Financial Times, ’Western concern rises over Sahel militants,’ Financial Times, 10 May 2012, https://www.ft.com/content/
-France24, ‘French troops kill leader of Islamic State group in Sahel, Macron says,’ France24, 16 September 2021, https://www.france24.com/en/
-Huband, Mark. Warriors of the Prophet: The Struggle For Islam. Basic Books, 1999.
-Human Rights Watch, www.hrw.org.
-Kepel, Gilles. Jihad: The Trail of Political Islam. Belknap Press, 2002.
-Le Figaro, ‘La DGSE dévoile la vidéo d’une réunion de l’état-major d’Al-Qaïda au Maghreb islamique,’ Le Figaro, 3 February 2021, https://www.lefigaro.fr/
-Meredith, Martin. The Fate of Africa: From the Hopes of Freedom to the Heart of Despair. Public Affairs, 2005, p. 453.
-Pérouse, Marc-Antoine, ‘France’s fiasco in the Sahel,’ Le Monde Diplomatique, October 2021, https://mondediplo.com/2021/
-SITE Intelligence Group, ‘Al-Qaeda in the Islamic Maghreb (AQIM),’ https://ent.siteintelgroup.
-The Armed Conflict Location and Event Data Project, https://acleddata.com/
*Article publié par « The Euro-Gulf Information Centre » (EGIC)
*Traduit de l’Anglais par article19.ma
https://www.egic.info/europe-