La critique n’est plus littéraire mais mondaine Par Abdallah Bensmain*

La critique littéraire souffre en ces années Facebook du syndrome du stade où chaque spectateur se prend pour l’arbitre, l’attaquant en pointe, le défenseur ou le goal… qui a envahi la presse et la critique littéraire : chacun se prend pour un journaliste politique, un expert en économie, une sommité des relations internationales et un critique littéraire averti.
Ce qui était impossible en presse écrite, à l’écran ou à la radio, devient une simple formalité avec internet et le réseau social Facebook. Avec ce formidable média qu’est internet, tout le monde est journaliste, tout est prose, tout est poésie (quitte à décevoir Mr Jourdain qui fut sensible à l’idée que prose et poésie ne sont pas une seule et même chose). Il suffit de parler de la société pour être sociologue, de caractère pour être psychologue, de langage pour être linguiste, de tribus pour être anthropologue… d’écrire pour être journaliste.
Kamal Benbrahim, réagissant au phénomène des « journalistes » autoproclamés dira avec lucidité : « C’est un peu le cas des écrivains aussi. Certains le deviennent, le revendiquent, dés la première esquisse de ligne. C’est la malédiction des métiers de plume ».
Pour une malédiction, c’en est une !
Les « mondanités » finiront par tuer la critique littéraire. Ou à tout le moins la transformeront, non pas pour le meilleur mais pour le pire et favoriser « Le règne des livres sans qualités » selon la belle expression d’Antoine Schwartz, une expression qui vaut aussi bien pour la littérature que pour les sciences sociales ou la critique littéraire.‬‬

Critique littéraire ou flatterie des égo ?

Avec internet en général et Facebook en particulier, les circuits de validation traditionnels (éditeurs, critique littéraire, cooptation par les auteurs reconnus comme tels, en un mot les aînés…) s’estompent devant l’égo des uns et des autres : Catherine Clément qui a présidé le jury du Prix Atlas 2016 de l’Ambassade de France à Rabat fut choquée par le titre de l’un des ouvrages en compétition, Best-Seller de Reda Dalil, et soutint que ce titre manquait d’humilité (et encore ! Catherine Clément ignorait-elle que « Le job » pour lequel Réda Dalil avait obtenu le Prix de la Mamounia (un prix mondain en somme !), était-il passé par la plume de Salim Jai, ce « professionnel en réécriture » de manuscrits pour l’édition française…).
De fait, c’est une génération où l’égolatrie fait rage ainsi que le montre cette réaction de l’auteur Reda Dalil à « une impression de lecture » de Mounir Serhani sur Facebook : « Je ne sais comment te remercier pour ce merveilleux texte mon cher Mounir. Quelle plume et quelle lecture à la fois délicate et profonde de ce roman que tu sublimes par tes mots ! ».
Ce n’est pas à comprendre Best-Seller, sa structure narrative, à s’attacher à ses personnages mais à se pâmer… et l’auteur est en pâmoison devant tant de « délicatesse » quand il présente la lecture de Mounir Serhani sur son compte Facebook : « La plume de génie de Mounir Serhani me fait l’honneur d’une critique éblouissante ». Le remerciement sous forme de compliment est un gisement sans fin pour Réda Dalil : « Merci à Maroc Hebdo International pour ce bel article signé Amourag Aissa. », « Un beau moment d’échange en compagnie de lecteurs passionnés. Merci à Fnac Maroc d’avoir organisé cette belle séance de dédicaces. »
Abdellah Baida est dans le même registre lorsqu’il écrit : « La revue scientifique RELAIS du « Laboratoire d’études et de recherches sur l’interculturel » (Faculté des Lettres d’Eljadida) publie un excellent article consacré à mon roman « Le Dernier salto » et signé par le professeur-chercheur Mohammed Aït Rami sous le titre « Poétique de « L’ENTRE-DEUX » dans Le Dernier salto d’Abdellah Baïda » ou encore « Lire dans Libération de ce week-end : « Périple des mots, péril des mots », excellent article consacré au roman Nom d’un chien et signé par la plume incisive de Aissa Chahlal » qui répond de façon tout aussi « incisive » : « A oeuvre incisive plume incisive cher ami. Merci ». L’adjectif est le siège de la subjectivité, du jugement de valeur aussi…
L’enjeu n’est pas tant de « lire » un ouvrage au sens de la critique littéraire, mais de trouver du beau, du sublime, comme l’écrit Maria Guessous à Jean Zagarianis… quitte à l’inventer : « Très belle chronique comme toujours…tu trouves le beau partout, tu l’inventes parfois. », pour rester dans le registre des compliments qui surprennent jusqu’à l’auteur qui n’en demande pas tant.
L’exemple par Mounir Serhani : « Un excellent article sur mon roman. Signé Jean François Clément. Il est tellement profond et élogieux qu’il dépasse mes mérites ! ».
Dans ces concerts de louanges, la voix de Hicham Houdaifa détonne qui écrit « « Extremisme religieux, plongée dans les milieux radicaux du Maroc » vu par Fadwa Misk, c’est sur la Vie Eco… » et « El Pais parle du livre « Extrémisme religieux, plongée dans les milieux radicaux du Maroc »… », des annonces d’article sur son livre, sobrement, sans adjectif ni superlatif, comme l’exige la règle d’informer sans subjectivité. C’est rare et exceptionnel pour ne pas être signalé.

Quel rapport entre l’état civil et le mythe ?

Jean Zagarianis est un habitué du genre qui voit en « Chanson douce » de Leila Slimani, prix Goncourt 2016, « un chef d’œuvre » quand il annonce sur Facebook sa « chronique sur ce beau roman » et ajoute « j’en dois une à Mounir Serhani et Ann Paddy (je n’oublie pas) ». La même promesse est faite à Maria Guessous : « quand tu sortiras le tien je te le chroniquerai ! ».
Ce n’est pas parce que Jean Zagarianis est sociologue et professeur-chercheur qu’il est tenu d’avancer des arguments, des preuves irréfutables, pour certifier ses affirmations : sa parole suffit ! Ainsi en est-il quand il affirme que Bouchra Boulouiz est la digne héritière de Abdelkébir Khatibi ou encore que « Nom d’un chien » de Abdellah Baida est en « intertextualité » avec « La blessure du nom propre » du même Abdelkébir Khatibi, alors même que si l’un est dans une logique d’état civil, l’autre est dans « le travail mythique ».
Quel rapport entre l’état civil, en somme le nom de famille, et le mythe ? Jean Zagarianis n’apporte pas la réponse car, en fait, il ne se pose pas la question et on peut même se demander s’il a lu « La blessure du nom propre » de Abdelkébir Khatibi.
« Nom d’un chien » de Abdellah Baida est une fiction, un roman, avec un personnage principal comme il se doit, « La blessure du nom propre » de Abdelkébir Khatibi est un essai fondateur, notamment, sur le tatouage, le tracé calligraphique… avec une échappée sur « la rhétorique du coït » qui commence par cet incipit programmatique comme tout incipit qui se respecte : « On dit ; d’après le Cheikh Nafzawi, que la lecture du Coran prépare à la copulation ».
A l’occasion du changement de sa photo de profil sur Facebook, Akil Ayoub aura droit à ce commentaire sous forme de requête pour le moins singulier de Jean Zaga: « on a hâte que tu nous interview pour le Journal Le matin au sujet de Voix d’auteurs du Maroc… aucun journaliste n’a encore énoncé 13 des 34 auteurs de notre ouvrage font partie des invités du salon du livre de Paris ! tu serais le premier ! tenons nous au courant »…
De ma longue carrière de journaliste culturel, je n’ai jamais été sollicité par un auteur (humilité oblige !) pour un entretien ou un article sur son ouvrage : cette corvée professionnelle est réservée à l’éditeur ou à l’attaché de presse (et j’en ai reçu dans ma carrière des services de presse, aussi bien des éditeurs que des auteurs) quand il en existe qui ne demandera pas un article mais fera valoir les qualités de l’ouvrage, l’apport qu’il représente pour le genre auquel il se rattache et l’intérêt qu’il aurait ainsi pour le lecteur ! L’auteur, quand il remet un exemplaire de son ouvrage au journaliste, se contente de l’inviter à le lire… s’il a le temps.

Abdallah Bensmain
• Journaliste à la retraite du Groupe Le Matin Maroc Soir, Abdallah Bensmain a dirigé le supplément culturel de l’Opinion, présenté l’émission « Le temps des poètes » à la Rtm et fut rédacteur en chef du mensuel culturel Sindbad. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont « Crise du sujet, crise de l’identité » consacré à l’œuvre de Rachid Boudjedra et « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes ».
Source : L’Opinion

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