Par Pierre Vermeren
Mohammed VI, roi du Maroc et Commandeur des croyants, a prononcé un discours très vigoureux contre Daech. Pour l’historien Pierre Vermeren, c’est une excellente nouvelle, même si son impact sur le djihadisme risque d’être limité.
Aussi directement et solennellement, je le pense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement d’un discours politique mais aussi théologique, au titre de la commanderie des croyants et du chérifisme, puisque Mohammed VI se revendique explicitement de la maison du Prophète Mahomet dans son discours. Cela étant dit, l’État marocain est une cible de l’État islamique, au même titre que la France, puisque le royaume est un allié de ses ennemis – à l’exception de l’Iran -, les États-Unis, Israël, la France, l’Arabie Saoudite, l’Égypte etc. Le Maroc est un «État impie» au même titre que d’autres dans la terminologie du salafisme révolutionnaire, et la police marocaine démantèle très régulièrement des cellules prêtes à passer à l’action sur son sol et contre ses intérêts. Des milliers de Marocains ou de djihadistes européens d’origine marocaine combattent aux côtés de l’État islamique, ce qui pousse le royaume à mener une politique impitoyable contre ceux qui rentrent de ce front, ou ceux qui aspirent à le rejoindre. Le Maroc a déjà payé le prix du sang du terrorisme en 2003, à Casablanca, et dans d’autres opérations, et donc la menace est parfaitement identifiée et combattue par ce pays. À ces occasions, des discours de condamnation très fermes ont déjà été prononcés, mais ils n’avaient pas le même échos en France.
+Le sultan du Maroc était dans une position religieuse supérieure à celle du calife ottoman à l’époque impériale.+
Quelle est son autorité dans l’islam? Est-elle remise en cause par Al-Bagdadi?
Le Commandeur des croyants et calife marocain, Mohammed VI, qui est aussi roi dans l’ordre politique, incarne l’autorité religieuse suprême en islam sunnite. Le calife est le lieutenant de dieu sur terre, successeur du prophète Mahomet en tant que chef de la communauté des croyants (dans les faits il y a presque toujours eu plusieurs califes concurrents depuis la mort d’Ali). Le sultan du Maroc était dans une position religieuse supérieure à celle du calife ottoman à l’époque impériale (qui a pris fin en 1924), dans la mesure où le sultan du Maroc (devenu roi en 1957) est aussi un chérif, c’est-à-dire un descendant du prophète en ligne directe. Évidemment, le sultan du Maroc, contrairement au vœu émis par Lyautey, n’a pas remplacé le sultan ottoman à la tête de l’islam mondial, ou du moins proche-oriental, ni même occidental, pour reprendre la terminologie des années vingt. Sa puissance politique et religieuse se limite pour l’essentiel au territoire du Maroc et à la diaspora marocaine, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser parfois des problèmes avec certains États européens. Cela étant dit, comme il n’y a pas aujourd’hui d’autorité religieuse supérieure à la sienne dans l’islam sunnite, non seulement les monarques et religieux du monde arabe sont dans une grande déférence à son égard, mais sa parole pèse d’un poids supérieur à celle des autres autorités islamiques. Cela ne veut pas dire que les salafistes en général lui accordent du crédit, puisque justement certains d’entre eux nient son autorité politique en expliquant qu’il ne peut y avoir aucun intermédiaire entre Dieu et les croyants. Une des contradictions majeures des islamistes et des salafistes en particulier est de critiquer toute autorité politique religieuse en islam, qui serait usurpée, et d’en refabriquer une immédiatement: Bagdadi s’est autoproclamé calife, un objectif que les Frères musulmans réclament depuis leur création en 1928, pour combler le grand vide créé par la fin de l’Empire ottoman. Il se place alors de fait en position de concurrence avec le calife marocain, mais je ne crois pas que cela ait une grande importance ni à ses yeux ni aux yeux du roi du Maroc, qui seul peut se prévaloir du chérifisme et de l’ancienneté dynastique.
+L’Islam politique a engendré un monstre, dont on pourra longtemps s’interroger sur les causalités et la chaîne des responsabilités.+
Ces condamnations peuvent-elles avoir un impact sur les musulmans marocains (ou non), tentés par le djihad?
C’est douteux pour la plupart d’entre eux car les djihadistes se placent dans une logique de djihad international, refusant d’obéir aux pouvoirs politiques et aux pouvoirs nationaux, et subissent en outre des lavages de cerveaux pour devenir des combattants loyaux et prêts à tout au service du djihad international. L’Islam politique a engendré un monstre, dont on pourra longtemps s’interroger sur les causalités et la chaîne des responsabilités, mais dans l’immédiat, je doute que les adeptes de l’État islamique se rangent aux vues du commandeur des croyants marocain. Au Maroc même, devenir islamiste, c’est entrer en dissidence par rapport au commandeur des croyants, puisque cela suppose un défi à son autorité politico-religieuse suprême. Les Frères musulmans ont dû rentrer dans le rang au Maroc, et reconnaître cette commanderie. C’est ce qui leur permet de diriger aujourd’hui le gouvernement. C’est aussi le cas des salafistes marocains, qui sont en train de négocier leur légalisation dans la vie politique marocaine. Ce n’est pas le cas de tous les groupes islamistes, dont certains sont maintenus pour cette raison en dehors du jeu politique marocain. Ce n’est certainement pas non plus le cas de tous les islamistes marocains émigrés ou exilés, même s’ils doivent faire attention à leurs sorties et à leurs propos pour cause de surveillance politique. Dans son discours, le roi se présente comme la seule autorité habilitée à proclamer le djihad. C’est exact, puisque même le jeune chef algérien Abdelkader, en 1832, avait sollicité l’autorisation des oulémas et du sultan de Fès pour lancer son djihad contre les Français (le sultan-calife ottoman lui était en effet inaccessible depuis 1830). Cela dit, les djihadistes marocains du Levant prêtant allégeance au Calife Bagdadi, ils se situent en dehors de l’allégeance au roi du Maroc. Outre un rappel à l’ordre et à la loi islamique, le roi du Maroc s’adresse donc ici aux émigrés mais aussi aux Occidentaux, afin de leur rappeler l’illégitimité religieuse à ses yeux du combat engagé par les djihadistes révolutionnaires.
+ La politique anti-terroriste du Maroc est assez impitoyable et extrêmement répressive.+
Le Maroc a connu en 2003 de violents attentats. Quelle est sa politique pour réduire la menace terroriste?
Sa politique est assez impitoyable et extrêmement répressive, même si cela reste dans des formes plus convenues qu’en Égypte ou a fortiori qu’en Syrie ou qu’en Irak. Dans ces pays, les djihadistes ou apprentis djihadistes sont éliminés. Au Maroc et en Algérie, la police politique et les forces de sécurité sont très vigilantes face à toute subversion ou tentative de subversion, car l’histoire algérienne notamment a montré que la violence politique des djihadistes est sans limite. L’État se protège donc, surveille la population, arrête les djihadistes de retour du Golfe, enquête sur /voire punit les familles de ces personnes etc. En 2003, une rafle géante de plusieurs milliers de personnes avait donné un coup de pied dans la fourmilière salafiste et wahhabite du pays, mais la politique menée aujourd’hui est beaucoup plus ciblée, précise, et s’est en quelque sorte professionnalisée. Le Maroc et la Tunisie ont commis me semble-t-il une erreur d’appréciation au début de la guerre en Syrie en 2012 en laissant pâtir des apprentis djihadistes pour s’en débarrasser… À la différence de l’Algérie échaudée par le retour des Afghans au début des années 1990. Le retour des guerriers-terroristes est en effet très difficile à appréhender, et c’est pourquoi aujourd’hui, il est très difficile de quitter le Maghreb vers le Moyen-Orient, et que les départs transitent désormais par une Europe qui elle aussi a mis du temps à comprendre les risques. Parallèlement à l’aspect sécuritaire, le Maroc engage une lutte idéologique et religieuse par une réforme des enseignements et contenus islamiques normatifs enseignés à la jeunesse. Oulémas, imams et instituteurs sont associés à ce gigantesque effort, mais sans que cela ait le même sens qu’en France, puisque la République laïque et la «Monarchie de mission divine» (selon Hassan II) ont des objectifs politiques sensiblement différents.
Dans une partie de son discours, le roi du Maroc met en cause la colonisation, coupable à l’entendre, d’avoir indirectement enfanté le monstre terroriste. Est-ce une réalité?
L’exemple de la Corée du sud, devenue plus riche que nombre de pays occidentaux, après avoir été longtemps colonisée, exploitée puis ravagée par la guerre au début des années cinquante, infirme cette vieille approche anti-coloniale. Elle illustre la phrase de Jean Bodin, «Il n’est de richesses que d’hommes». En revanche, la colonisation a été le cadre dans lequel est né le salafisme, oui. Mais on peut le lire non pas comme la conséquence de la colonisation mais comme celle de l’affaiblissement, puis de la disparition du contrôle des sultans en Égypte. Les sultans avaient empêché la diffusion des idées salafistes en interdisant l’ijtihad, la libre interprétation des textes religieux. Dès que leur autorité a fléchi, comme dans l’Égypte coloniale, l’ijtihad est repartie de plus belle, et cela a donné (notamment) le salafisme dans ses différentes acceptions et formules. Dès le XVIIIe siècle d’ailleurs, le wahhabisme était né dans le désert d’Arabie loin du contrôle des sultans ottomans, et cela n’avait rien à voir avec la colonisation. D’ailleurs, la péninsule arabique intérieure n’a jamais été colonisée… et elle est le théâtre du fondamentalisme islamique le plus dur. La colonisation n’explique pas plus le terrorisme que la guerre d’Indochine n’explique la politique de François Hollande. Mais il faut rappeler le contexte dans lequel le roi prononce ces paroles: l’anniversaire de l’exil du sultan Mohammed V et de son fils Moulay Hassan par la France coloniale aux prises avec les débuts de la guerre d’Algérie, le 20 août 1953. C’est cela quel roi du Maroc a célébré le 20 août dernier. En outre, il s’adressait aussi aux pays africains, dans le cadre de la réintégration voulue par le Maroc de son siège au sein de l’Union africaine ; et cette thématique anti-coloniale fait toujours florès en Afrique, quand bien même trois générations ont maintenant vécu depuis les indépendances.
**** Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut des mondes africains. Il a récemment publié une nouvelle édition de l’ Histoire du Maroc depuis l’indépendance (éd. La Découverte, Paris, 2016).
Source : Le Figaro
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