TEMOIGNAGE – ‘Ben Barka, l’espoir assassiné’

Par Abraham Serfaty

Nous avons signalé sur notre site, dans la rubrique +Point de Vue+, « le silence » qui pèse depuis 50 ans sur la disparition de Mehdi Ben Barka (le 29 octobre 1965), la publication d’une série de témoignages précis de personnalités qui ont connu personnellement le leader socialiste et certains acteurs de cette tragédie. Témoignages qui lèvent relativement le voile sur certains aspects « confus » ou « instrumentalisés » de cette triste affaire.

unnamed-1

Extrait du témoignage d’Abraham Serfaty dans son livre ‘L’insoumis’ sous forme de question/réponse avec Mikhael Elbaz

Mikhael Elbaz – Il ne t’a jamais traversé l’esprit à cette époque de faire front commun avec quelqu’un comme Ben Barka?

Abraham Serfaty – Bien sûr. C’était d’ailleurs un point central qui me distinguait de la direction du Parti quand j’ai refusé, au début 1960, de quitter le ministère parce que c’était une forme de travail militant avec Ben Barka et Bouabid. Je me souviens qu’en 1963 l’UNFP à Rabat a rassemblé un certain nombre d’intellectuels pour réaliser des études socioéconomiques. Les gens ne savaient pas qui j’étais parce que je n’étais pas le communiste pur et dur. J’étais très proche de l’UNFP. J’avais été un collaborateur de Bouabid. Ils m’ont invité à ces réunions. J’en ai fait part à la direction du Pc. Elle ne s’y opposa pas, sous réserve que je leur transmette les travaux qui en résulteraient. À mes yeux, nous devions travailler de concert mais enfin, le PCM en décida autrement. En 1965, le PCM me chargea d’élaborer un programme économique. Je l’ai fait et le leur ai soumis. Ils l’ont enterré. Ce n’était pas la première fois d’ailleurs.

En mars 1965, après les insurrections de Casablanca, le roi avait réclamé des différents partis un programme économique. J’ai transmis mon rapport à mon ami Bouabid de l’UNFP. Les deux partis ont présenté un mémoire au roi fondé sur les mêmes données que j’avais colligées. Je n’avais plus envie de travailler avec eux. Autre méprise. En 1965, l’Union des étudiants fut pratiquement dissoute, après les émeutes du 23 mars. À l’automne, je me trouvais aux Phosphates. Ali Benjelloun fut promu directeur général, mais c’était un lâche. L’UNEM organisa un colloque sur l’enseignement et souhaitait que j’y participe. J’ai pris une demi-journée de congé pour faire cet exposé. Oufkir téléphona à Ali Benjelloun pour lui dire: «Ton directeur de recherches va faire un exposé à l’UNEM, c’est inadmissible. » Ali Benjelloun m’a rejoint. J’ai réagi: «Écoutez, je fais ça en dehors du travail, vous n’avez rien à me dire. »

J’ai donc décidé d’y aller, mais il y avait la menace d’Oufkir. Mohammed Lahbabi m’a accompagné. Il savait le risque qu’il courait, tandis que Aziz Belal, que Dieu ait son âme, tentait de m’en dissuader. Mais le Parti, notant l’intérêt que suscita mon exposé, voulait le publier. J’ai refusé. J’ai accepté ensuite, au nom de l’amitié qui me liait au directeur du journal. Mais que de fausses manœuvres, que de tergiversations !

  • M.E. – Que représentait Ben Barka ?
  • A.S. – Un grand bonhomme, sans aucun doute.
  • M.E. – C’était le grand leader de l’opposition marocaine?
  • A.S. – C’était même le seul qui pouvait dégager une direction politique révolutionnaire.
  • M.E. – Avait-il une écoute au sein de la population?
  • A.S. – Oui.
  • M.E. – C’est la raison pour laquelle on l’a assassiné?
  • A.S. – Absolument. En mars 1965, c’était le seul dirigeant qui pouvait échapper intellectuellement aux manœuvres de HassanII. Malheureusement, Bouabid est tombé complètement dans le piège tendu par Hassan II dès mars 1965, qui a mené au désastre des mois suivants. En six mois, tout a été retourné et ce fut l’espoir aussi qui fut assassiné.
  • M.E. – La rivalité entre Ben Barka et Hassan II était déjà évidente?
  • A.S. – Oui. Mehdi Ben Barka était assez fin politique pour accepter de dialoguer avec Hassan II, ce qui l’a entraîné dans cette trappe que fut la brasserie Lipp.
  • M.E. – Était-il malgré tout favorable au dialogue alors qu’il pressentait que l’étau se refermait?
  • A.S. – Hassan II ne voulait pas dialoguer mais le faire capituler. C’était l’époque, en mars 1965, où je fus réveillé de stupeur à trois heures du matin. J’ai passé, avec Joe Lévy notamment, neuf jours au commissariat. Quand je suis sorti aux premiers jours d’avril, j’ai retrouvé mes amis, notamment Mohammed Lahbabi. Entre-temps, Hassan II parlait d’ouverture, sollicitait des mémorandums des différents partis. Il aurait dit à Bouabid, je le tiens de Mohammed Lahbabi: «Je vous donne le gouvernement homogène. » Bouabid était un juriste, prisonnier du droit formel. Le roi le rassure: « Je ne peux pas l’octroyer maintenant. Il y a ce parlement où vous n’êtes pas majoritaires. Je vais le dissoudre, proclamer l’état d’urgence. Dans quelques mois, le gouvernement sera vôtre. » Lahbabi, qui pourtant est loin d’être révolutionnaire, était indigné que Bouabid ne s’appuyât pas sur le formidable mouvement de masse pour exercer une pression. Bouabid lui aurait confié: « Pourquoi veux-tu que je bouge, les choses viennent à moi dans mon fauteuil.» Restait à convaincre Mehdi Ben Barka, d’où les tractations à distance avec lui et ce dénouement tragique à la brasserie Lipp.
  • M.E. – C’était donc un rideau de fumée?
  • A.S. – La rencontre à la brasserie c’était du cinéma, mais les deux inspecteurs de police pouvaient représenter; à travers le pouvoir gaullien, la négociation avec Hassan II. Cela se passait un vendredi. Or, le gouvernement dit « de transition» eut l’assurance, me confia le ministre du Tourisme, le lundi précédant l’assassinat, que «le gouvernement et l’UNFP homogènes, c’est pour la fin de la semaine ». S’il me livrait cette information, c’est qu’elle circulait dès le début de la semaine en direction de Mehdi Ben Barka. C’est ce qui le rassura au point de monter dans cette voiture.
  • M.E. – Le piège se refermait.
  • A.S. – Absolument. Mais observe la naïveté de Bouabid en début avril 1965 d’avoir accepté ce que lui a dit Hassan Il : «Calme le jeu et dans six mois vous avez le gouvernement et l’UNFP homogènes. »Il n’y avait tout de même pas chez Mehdi assez de méfiance.
  • M.E. – Son assassinat fut-il vécu comme un véritable deuil par la population ?
  • A.S. – Le deuil dans le désespoir, après l’élan formidable de l’insurrection de mars 1965. J’ai été arrêté bien que j’étais coupé de la jeunesse militante.
  • M.E. – Pourquoi t’ont-ils mis aux arrêts?
  • A.S. – Le 23 mars 1965, des jeunes manifestèrent sans encore que cela devienne une insurrection. Ils furent tous enfermés dans le commissariat de Rabat, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Nous étions assis sur un petit banc. L’enthousiasme était contagieux. La direction de l’UNFP a brisé le mouvement en acceptant cet arrangement avec Hassan
  • M.E. – Qu’a-t-elle obtenu?
  • A.S. – Rien. Quand il y a eu l’état d’exception et le discours de Hassan Il pour le proclamer, Bouabid a approuvé le petit gouvernement de transition avec le mirage du gouvernement homogène – UNFP. En novembre, Mehdi avait déjà été kidnappé et assassiné. Imagine-toi le désenchantement éprouvé par la population qui souhaitait du changement sous la bannière de l’UNFP. Il y eut peu de réactions sauf celle de Mahjoub Ben Seddik, critique de l’UNFP, qui décréta une grève générale. Elle eut lieu, en hommage à Mehdi Ben Barka. C’est tout. Il n’y eut même pas un militant de l’UNFP pour descendre dans la rue avec une bannière «Vive Mehdi Ben Barka! ». Ils avaient tous reçu un tel coup de massue sur la tête qu’ils furent neutralisés. Ils ne savaient plus quoi faire. La population était désarçonnée.
  • M.E. – Comment réagit le PCM à cette liquidation?
  • A.S. – Tu sais que les faits semblaient embrouillés. Tout se disait et son contraire: Oufkir en collusion avec les services secrets américains ou israéliens, les barbouzes français, timidement certains pointaient vers le Palais. Personne n’a été dupe sauf dans les milieux makhzeniens qui semaient le trouble. Les services secrets français avaient participé à l’enlèvement pour conduire Mehdi Ben Barka chez Hassan II et ont été doublés par Oufkir, via des truands qui voulaient assassiner Mehdi Ben Barka, peut-être pour le compte de la CIA parce qu’il y avait l’enjeu de la Tricontinentale à La Havane deux mois plus tard. Le Mossad n’est pas à exclure.
  • M.E. – Dont l’intérêt aurait été?
  • A.S. – Peut-être bien la position tricontinentale de Ben Barka.
  • M.E. – Hassan II et lui étaient amis, semble-t-il ?
  • A.S. – Non. Il est exact que Mehdi Ben Barka était mathématicien. Quand Mohammed V a créé le Collège impérial pour les études secondaires de son fils Hassan avec quelques élèves de l’élite marocaine, Mehdi Ben Barka lui a enseigné les mathématiques, mais ça ne va pas plus loin,
  • M.E. – Sont-ils de la même génération?
  • A.S. – Non. Mehdi Ben Barka doit être un peu plus âgé; il devait avoir sept ou huit ans de plus que Hassan II qui était mon cadet de trois ans.
  • M.E. – Dans cet élan brisé, j’essaie de me représenter ce que la population attendait. Un gouvernement plus interventionniste, plus jacobin et social dans le cadre monarchique ?
  • A.S. – Oui. Personne n’osait poser le dépassement du système monarchique.
  • M.E. – y compris Ben Barka ?
  • A.S. – Oui, mais ses exigences étaient telles qu’elles convergeaient avec cela.

Abraham Sefaty et Mikhael Elbaz : «L’insoumis »

Article19.ma