Tout individu est unique et singulier

genet-benjelloun-articleimg-1Par Tahar Ben Jelloun

S’est-on demandé pourquoi les lettres arabes n’ont pas de tradition romanesque? Ce retard mis par les écrivains arabes à se mettre au roman s’explique par le fait que la société arabe et musulmane ne reconnaît pas l’individu.

S’est-on demandé pourquoi les lettres arabes n’ont pas de tradition romanesque? «Zaïnab», un roman égyptien, a été écrit en 1914 par Haykal Mohamed Hussein (1888-1956). Publié d’abord en feuilleton dans un quotidien du Caire, il fut réuni en un volume et devint ainsi le premier roman arabe mis sur le marché. Cet auteur avait séjourné en France et avait voulu écrire une histoire comme il en lisait à l’époque chez Emile Zola ou Flaubert.

Mais ce retard mis par les écrivains arabes à se mettre au roman s’explique par le fait que la société arabe et musulmane ne reconnaît pas l’individu. Or un roman, c’est souvent l’histoire d’un personnage auquel le lecteur cherche à s’identifier. Si l’on considère que le premier roman occidental est le «Don Quichotte de La Manche» de Cervantès (1604), on mesure le retard pris par les Arabes à célébrer l’individu, héros romanesque.

Nous reconnaissons le clan, la famille, la tribu, mais pas l’individu en tant qu’entité unique et singulière. Or, l’émergence de l’individu dans nos sociétés a du mal à trouver sa place. Mais sans l’individu, pas d’Etat de droit, pas de démocratie. Car il est une voix, une liberté, une personne.

Une jeune philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury vient de publier un bel essai «Les irremplaçables» (Gallimard). Elle nous explique qu’un individu dans l’Etat de droit doit pouvoir devenir sujet. Ainsi se fera la consolidation démocratique. Et de ce fait, il défendra l’Etat de droit. Il est un citoyen responsable qui a son mot à dire et sa voix est entendue. De ce fait, la notion de « pouvoir » devient secondaire. Il est des sociétés où la démocratie est le moyen de vivre avec les autres. Ce moyen est comme une respiration, c’est un outil du vivre ensemble selon des règles et des lois avec des droits et des devoirs. Dans un monde parfait, on n’aurait besoin ni de police ni de contrôle. Mais l’homme est loin d’arriver à cet «état de perfection».

«L’Etat de droit, nous dit Cynthia Fleury, n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus (…). La démocratie n’est rien sans le maintien des sujets libres, rien sans l’engagement des individus, sans leur détermination à protéger sa durabilité».

Au Maroc, on s’achemine lentement vers l’Etat de droit. Si nous n’avançons pas très vite, c’est parce que nous avons manqué d’éducation. Notre être a été empêché de rejoindre le statut d’individu, de sujet libre et responsable. C’est ce  que nous mettons souvent sur le dos des «années de plomb» qui ont été une catastrophe dont les effets ne sont pas tout à fait éteints.

La manière dont les Marocains considèrent la politique peut être inscrite dans «la passion pour le pouvoir». On se bat pour être élu, certains vont jusqu’à «acheter» des voix, puis une fois élus, ils oublient l’intérêt national pour faire fausse route à l’Etat de droit et n’avoir le souci que de soi. Cela peut s’appeler de l’individualisme ou plus directement de l’égoïsme dont la base principale est pavée d’ignorance.

Cynthia Fleury cite Hanna Arendt : «Dans la solitude, je ne suis jamais seul ; je suis avec moi-même, et ce moi-même qui ne peut jamais être interchangeable avec tel autre est également tout un chacun». Ainsi, le pouvoir cherche à empêcher, voire détruire ce qu’il y a de singulier, c’est-à-dire d’irremplaçable chez chaque individu. L’ennemi du pouvoir absolu, le totalitarisme, c’est justement l’existence d’individus-sujets, qui lui opposent leur voix, leur statut unique pour faire barrage à l’injustice et à l’arbitraire.

L’individualisme est très répandu dans les sociétés occidentales. «Il dresse le portrait d’un individu qui voit sa vocation purement utilitariste se retourner contre lui et provoquer chez lui un sentiment de vide et de désolation», écrit Cynthia Fleury. Pour éviter ce drame, il faut revenir à la base, l’éducation. C’est précisément ce qui fait problème au Maroc où ce  secteur est de plus en plus difficile à réparer. Quand nous regardons vers l’Europe, nous ne voyons pas cet état de «désolation» que crée l’individualisme. On peut devenir un individu, un sujet libre, et renouer avec les valeurs de nos traditions humanistes. C’est un pari. Commençons à le travailler dès l’école primaire!

Le360.ma / Article19.ma