La bataille des idées

Par : Abdellah Tourabi

La défaite de la gauche au Maroc est intellec­tuelle avant d’être élec­torale. La gauche a perdu la bataille des idées avant celle des sièges. Elle a cessé de rayonner, de dominer et d’être présente au sein de la société marocaine à partir du moment où elle a arrêté de produire une pensée propre à elle. Ses militants doivent relire leurs classiques, et notamment les écrits du penseur italien Antonio Gramsci. Ce dernier, mort dans les geôles fascistes en 1937, a rénové le marxisme et proposé des idées passionnantes et pertinentes en­core aujourd’hui. Il nous apprend que tout parti ou mouvement qui aspire à changer une société ou la révolutionner doit, avant tout, mener le combat sur le terrain de la culture et des idées. Selon lui, une classe sociale gouverne et s’impose, car sa pen­sée et ses points de vue ont été assimilés par le plus grand nombre. Un pouvoir po­litique ne peut s’exercer sans « hégémonie » culturelle. Un parti ou un mouvement ré­volutionnaire doit s’appuyer nécessaire­ment sur des intellectuels pour briser et détruire cette domination. Pour lutter et triompher, il faut disposer du même type d’armes que son adversaire.

Au Maroc, la gauche a oublié la le­çon de Gramsci. Et pourtant, pen­dant plus de 40 ans, les partis de gauche ont donné au Maroc ses meil­leurs intellectuels (voir dossier page 18). Toutes les idées qui ont irrigué notre voca­bulaire politique, nos débats et nos insti­tutions ont été transmis et élaborés par les soins de la gauche. Le projet moderniste qu’elle portait, contre Hassan II, a fini par être adopté, y compris par ses adversaires, ne serait-ce qu’au niveau du discours. Tout le monde actuellement parle de démocra­tie, droits de l’homme, libertés indivi­duelles, égalité, citoyenneté, monarchie parlementaire … Or, tous ces concepts et idées ont été promus, avant tout, par les partis de gauche et les associations qui leur étaient proches. Ils font partie aujourd’hui du langage officiel et du sens commun que personne ne remet en cause.

La débâcle de la gauche trouve son explication, entre autres raisons, dans sa stérilité intellectuelle ac­tuelle. Les universitaires ayant cédé la place aux notables et aux « Moul Chkara », le logiciel idéologique de gauche tourne désormais à vide, et son discours est une imitation absurde de ses accents d’antan. Les islamistes ont récupéré ce rôle et ac corn pli ce travail « gramscien ». Pendant plus de trente ans, ils ont écrit des livres (bons ou mauvais), produit des idées (brillantes ou médiocres) et mené un combat intellectuel contre leurs adversaires. Ils récoltent au­jourd’hui ce qu’ils ont semé. Leurs idées trouvent écho dans la société, leurs or­ganisations sont solides et populaires et le présent leur appartient. La gauche n’a pas d’autre alternative. Pour renaître et se renouveler, elle doit reconquérir la bataille des idées et proposer un discours nouveau. Sinon, elle ne sera qu’un vague souvenir de l’histoire.

Article19.ma