Édito – Ssi Jouahri dénonce « le pillage des cerveaux » marocains… un constat, mais pourquoi au juste ?

Par Ali Bouzerda


— Fuite des cerveaux : plus de 600 médecins et 1 200 ingénieurs marocains quittent le pays chaque année

Au Maroc, la question des cadres et des compétences commence à faire l’objet d’un sérieux souci à tous les niveaux. Et pour cause, le Wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, a récemment soulevé lors d’un débat à l’université Al Akhawayn un sujet crucial : la fuite des cerveaux.

« Chez nous à Bank Al-Maghrib, en deux ans, nous avons vu partir à l’étranger vingt ingénieurs, oui, vingt ingénieurs », a-t-il déclaré, tout en dénonçant « le pillage en règle » des compétences par les firmes et centres de recherche occidentaux.

Ssi Jouahri ne cite pas explicitement ni les firmes ni les pays « prédateurs », mais tout le monde sait que l’Allemagne, le Canada, la France et les États-Unis figurent en tête de liste.

On ne peut que déplorer la perte de ces ingénieurs hautement qualifiés, partis « à l’anglaise » vers d’autres cieux, « plus cléments », disent-ils. Leur remplacement, surtout dans des postes stratégiques comme ceux de la Banque centrale, s’avère extrêmement difficile, voire presque impossible à court terme.

Ce que M. Jouahri a osé dire tout haut, c’est ce que beaucoup murmurent depuis des années : le Maroc investit massivement dans la formation de ses élites, pour qu’au final, l’Occident les récupère sans en payer le prix. Le fruit mûr est cueilli, sans effort, sans coût, sans engagement.

Scandaleux ? Oui. Immoral ? Aussi. Mais surtout, injuste et destructeur à long-terme pour le pays.

Cependant, il est temps d’aborder la question avec sang-froid, sans tabou ni faux-fuyant. Car dès que les journalistes posent des questions qui « dérangent », une levée de boucliers se met en marche, comme pour tenter de cacher le soleil avec un tamis.

Partir : une décision douloureuse et existentielle

La vraie question est la suivante : pourquoi nos jeunes cadres — ingénieurs, médecins, enseignants, informaticiens, pilotes, télécommunicants, bientôt experts en intelligence artificielle — décident-ils de tout quitter : travail, famille, amis, pays, pour une aventure incertaine à l’étranger ?

Ce n’est pas une décision facile. Elle est souvent existentielle, douloureuse, et peut s’apparenter à un saut dans le vide. Derrière les promesses d’embauche à l’étranger, souvent enjolivées, il n’est jamais garanti qu’ils s’intègrent pleinement dans un nouveau contexte culturel, social et humain.

Et puis, nombreux sont ceux qui ne réalisent pas leurs rêves une fois expatriés, et encore moins ne retrouvent le statut qu’ils avaient chez eux.

Même les plus déterminés parmi ces exilés volontaires n’échappent pas à ce mal universel : la nostalgie du bled, le manque du soleil marocain, de sa culture et de ses traditions millénaires.

« ولد من نتينا؟ » ( ? T’es le fils de qui)

Cette vieille question, bien connue des candidats à l’embauche dans certaines institutions, sous-entendait qu’il fallait être de « bonne souche » pour espérer un poste clé, notamment dans l’univers financier, où règne la toute-puissance de l’argent.

Cette époque semble révolue, même si certaines séquelles en subsistent encore aujourd’hui.

Mais a-t-on mené une étude sociologique sérieuse sur ce phénomène massif ? Le Haut-Commissariat au Plan, qui publie régulièrement des rapports fouillés, ne pourrait-il pas se pencher sur cette hémorragie silencieuse ?

Oui, il faut regarder aussi la partie pleine du verre. Mais il faut surtout écouter ceux qui, après 20 ans d’études et de sacrifices, aspirent à des conditions de travail dignes : transparence, équité, mobilité sociale, motivation matérielle et morale et en fin une reconnaissance du mérite. Et surtout, un avenir meilleur pour leurs enfants, notamment accès aux écoles de l’élite, aux soins, à la stabilité.

Dans ce cas de figure, la question relative à la démocratie et la liberté d’expression est évidemment importante mais ne semble pas une variable cruciale dans la prise de décision finale, avant de mettre les voiles.

Quand un directeur général touche 10, 20, voire 30 fois plus qu’un cadre dans le même établissement, avec en prime des privilèges visibles et invisibles, quelle image cela donne-t-il aux jeunes diplômés ?

La jeunesse marocaine n’a plus la patience de stagner pendant des décennies sans perspectives. Elle veut gravir les échelons dans un temps raisonnable, sinon elle claque la porte et part ailleurs.

Et que dire du népotisme ? De ce ministre chargé de l’Éducation « technocrate soi-disant » incapable de répondre à de simples questions sur l’intelligence artificielle, posées par des enfants lors du Parlement de l’Enfant ?

Heureusement que la honte ne tue pas, dit le dicton français …

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