Chronique – Vanunu au cœur de la guerre israélo-iranienne de 2025

Par Ornella Sukkar *

— De l’ombre des ogives à la lumière des drones : quand Israël redéfinit la guerre sans déclarer la paix

À l’heure d’un conflit ouvert entre Israël et l’Iran en 2025, le nom de Mordechai Vanunu, ce technicien nucléaire israélien méconnu qui bouleversa l’équilibre stratégique il y a près de quarante ans, réapparaît non comme un détail historique, mais comme un repère central dans les débats renouvelés sur l’avenir de la dissuasion, les limites de la puissance et l’effritement de la souveraineté.

Vanunu, qui en 1986 avait divulgué à la presse britannique des informations et des photos secrètes provenant du réacteur de Dimona, fut le premier à révéler qu’Israël, adepte de la politique de l’« ambiguïté nucléaire », possédait un arsenal d’environ 200 ogives, y compris des bombes à hydrogène.

Son geste ne se limitait pas à une fuite d’information : il s’agissait d’un démantèlement stratégique d’un pilier fondamental de la doctrine sécuritaire israélienne – rester dans l’ombre tout en instillant la peur.

Mais 2025 n’est pas 1986. Les guerres ont changé, les outils de dissuasion ont évolué, et le système sécuritaire israélien est désormais confronté à des dilemmes que les ogives nucléaires ne peuvent résoudre.

La dissuasion mise à nu : pas de missiles… mais des scientifiques

Les frappes israéliennes récentes en Iran n’ont pas visé les réacteurs comme autrefois, mais les cerveaux qui les contrôlent.

Des assassinats simultanés de scientifiques nucléaires, d’officiers de sécurité et d’ingénieurs en missiles à Téhéran, Ispahan et Karaj marquent un tournant doctrinal majeur : le passage de la dissuasion nucléaire à la dissuasion fondée sur le renseignement intelligent.

Israël n’a pas renversé de régime, ni largué de bombe, mais elle a profondément déstabilisé la stratégie iranienne et brisé sa confiance en sa propre sécurité intérieure.

En retour, la réponse iranienne fut limitée, voire différée, illustrant l’échec du principe de « dissuasion équivalente ». Il n’y a plus de règles claires d’engagement ni de lignes rouges respectées, mais une guerre froide menée par des armes chaudes.

Vanunu à l’ère des drones

Raviver la mémoire de Vanunu aujourd’hui, alors que deux puissances régionales s’affrontent avec bien plus que des armes conventionnelles, revient à poser à nouveau la question du sens de la dissuasion :

La dissuasion repose-t-elle uniquement sur la possession de la bombe atomique, ou sur la capacité à employer des outils discrets mais précis pour démanteler les structures stratégiques de l’adversaire ?

Vanunu avait averti très tôt du fardeau de la puissance et de la logique de possession de « l’arme de l’apocalypse ».

Aujourd’hui, Israël semble avoir compris que le secret ne suffit plus, et que la bombe seule n’apporte pas la sécurité. La guerre moderne est désormais un amalgame de cyberattaques, de drones et d’assassinats ciblés.

Une nouvelle doctrine : de la « seconde frappe » à la « frappe silencieuse »

Traditionnellement, Israël s’appuyait sur la doctrine de la « capacité de seconde frappe » – sa capacité à riposter par une attaque nucléaire même après avoir été frappée. Cette stratégie visait à garantir la dissuasion dans les pires scénarios. Mais en 2025, une mutation stratégique est en cours :

La dissuasion ne repose plus sur la menace de l’arme nucléaire, mais sur la réalisation d’opérations précises qui déstabilisent l’ennemi sans provoquer une guerre totale.

Le concept de « frappe silencieuse » remplace celui de « seconde frappe » : un assassinat vaut mieux qu’un missile, un drone plus efficace qu’un avion de chasse.

La légitimité morale de la dissuasion face au droit international

Lorsque Vanunu a révélé le programme nucléaire israélien, le monde s’est tu. Aucune sanction, aucune condamnation.

Aujourd’hui, lorsque des scientifiques sont assassinés et que la sécurité iranienne est violée, le silence persiste. Cette duplicité remet en question la légitimité même de la dissuasion :

La dissuasion est-elle moralement légitime si elle est réservée à une seule partie ? Et peut-elle être efficace lorsqu’elle est menée en dehors du cadre du droit international ?

Vers un système sécuritaire sans règles

La guerre israélo-iranienne montre que le monde d’aujourd’hui n’obéit plus à la logique de la guerre froide, mais glisse vers une anarchie sécuritaire où :

— La dissuasion nucléaire ne garantit plus la paix.

— La souveraineté nationale peut être violée à tout moment.

— La supériorité du renseignement prévaut sur la simple possession d’armes.

— L’ordre international a perdu sa capacité à encadrer les règles de dissuasion.

Conclusion : Vanunu, un homme du futur, pas du passé. Dans ce contexte, Mordechai Vanunu n’est plus seulement l’homme qui a révélé un secret.

Il est la voix prémonitoire du monde d’aujourd’hui :

Des guerres sans armées, une dissuasion sans missiles, et des conflits sans fin.

Israël repensera-t-elle sa doctrine de dissuasion ?

L’Iran pourra-t-il construire un équilibre stratégique sans recourir à l’arme
nucléaire ?

Le monde restera-t-il muet face à cette nouvelle architecture de la dissuasion ?

Références
Barak, O. (2007). The Israeli Security Doctrine: Challenges and Dilemmas. Tel Aviv University Press.

Cohen, A. (1998). Israel and the Bomb. Columbia University Press.

Vanunu, M. (1986). Interview avec The Sunday Times [Londres].

Kahl, C. H., Dalton, T., & Stein, S. (2013). Atomic Kingdom: If Iran Builds the Bomb, Will Saudi Arabia Be Next? Center for a New American Security.

Sagan, S. D. (1996). Why Do States Build Nuclear Weapons? Three Models in Search of a Bomb. International Security, 21(3), 54–86.

Parsi, T. (2007). Treacherous Alliance: The Secret Dealings of Israel, Iran, and the United States. Yale University Press.

Slater, J. (2010). Muting the Alarm over the Israeli Bomb: The New York Times versus the Guardian on Israel’s Nuclear Program. International Security, 35(2), 44–82.

* Ornella Sukkar est une journaliste et analyste libanaise

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