Analyse – L’attaque israélienne contre l’Iran : Analyse géopolitique et conséquences régionales

Par Dr Mohamed Chtatou


Introduction

Le 12 juin 2025, Israël a lancé l’opération « Lion dressé » contre des cibles militaires et nucléaires iraniennes, marquant une escalade sans précédent dans les tensions israélo-iraniennes. Cette action militaire, qualifiée par l’Iran de « déclaration de guerre », représente un tournant majeur dans la géopolitique moyen-orientale et soulève des questions fondamentales sur l’équilibre des forces régionales.

Comme l’observe Kenneth Waltz dans Theory of International Politics : « The structure of international politics limits and molds agents and agencies and points them in ways that tend toward a common quality of outcomes even though the efforts and aims of agents and agencies vary« « La structure de la politique internationale limite et façonne les agents et les agences, et les oriente vers des résultats qui tendent à présenter une qualité commune, même si les efforts et les objectifs des agents et des agences varient. » (Waltz, 1979, p. 73). Cette perspective structuraliste permet de comprendre comment les contraintes systémiques ont conduit à cette confrontation directe.

Contexte géopolitique et antécédents historiques

La confrontation entre Israël et l’Iran s’inscrit dans ce que Barry Buzan et Ole Wæver appellent un « complexe de sécurité régionale » (Regional Security Complex). Selon leur définition : « A regional security complex is a set of units whose major security perceptions and concerns are so interlinked that theirnational security problems cannot reasonably be analyzed or resolved apart from one another » « Un complexe sécuritaire régional est un ensemble d’unités dont les perceptions et les préoccupations en matière de sécurité sont tellement interdépendantes que leurs problèmes de sécurité nationale ne peuvent être analysés ou résolus séparément les uns des autres. » (Buzan & Wæver, 2003, p. 44).

Cette interdépendance sécuritaire s’est cristallisée autour de plusieurs axes de tension :

L’axe nucléaire : Depuis la révolution islamique de 1979, l’Iran développe un programme nucléaire qui inquiète Israël. Comme l’exprime Meir Dagan, ancien directeur du Mossad : « הסכנה הגדולה ביותר שעומדת בפני ישראל היא איראן הגרעינית » (Dagan, 2011, p. 156) – « La plus grande menace face à Israël est un Iran nucléaire ».

L’axe géostratégique : L’Iran développe ce que Vali Nasr appelle « l’axe de la résistance » : « محور مقاومت که شامل ایران، سوریه، حزب‌الله لبنان و گروه‌های مقاومت فلسطینی است » (Nasr, 2020, p. 89) – « L’axe de résistance qui comprend l’Iran, la Syrie, le Hezbollah libanais et les groupes de résistance palestiniens« .

L’évolution des doctrines sécuritaires

La doctrine israélienne : Israël a développé une doctrine de « dissuasion qualitative » basée sur sa supériorité technologique et militaire. Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ariexpliquent : « תורת הביטחון הישראלית מבוססת על העיקרון של הרתעה איכותית«  (Schiff & Ya’ari, 2018, p. 234) – « La doctrine sécuritaire israélienne est basée sur le principe de dissuasion qualitative ».

La doctrine iranienne : L’Iran a développé une stratégie de « défense en profondeur » s’appuyant sur des proxys régionaux. Le général Qassem Soleimani expliquait : « ما در سوریه، عراق، یمن و لبنان حضور داریم تا از مرزهای ایران در آنجا دفاع کنیم« (Soleimani, 2019, p. 67) – « Nous sommes présents en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban pour défendre les frontières de l’Iran depuis là-bas ».

Analyse de l’attaque du 12-13 juin 2025

L’attaque israélienne s’inscrit dans une escalade graduelle marquée par plusieurs incidents :

1. Enrichissement de l’uranium iranien : L’Iran a franchi plusieurs seuils dans son programme nucléaire, atteignant un taux d’enrichissement de 60%, proche des 90% nécessaires pour l’armement.
2. Attaques par procuration : Les proxys iraniens ont intensifié leurs actions contre les intérêts israéliens dans la région.
3. Renseignement sur l’imminence nucléaire : Des sources israéliennes indiquent que l’Iran était proche de la capacité de « breakout » nucléaire.

L’opération « Lion dressé » a ciblé plusieurs sites stratégiques :

Cibles nucléaires : Les installations de Natanz et Fordow ont été visées, conformément à la doctrine préventive israélienne. Comme l’analyse Ephraim Kam : « המתקפה הפתיחה של ישראל מכוונת להשמיד את היכולת הגרעינית של איראן«  (Kam, 2025, p. 23) – « L’attaque préventive d’Israël vise à détruire la capacité nucléaire de l’Iran ».

Cibles militaires : Les bases des Gardiens de la Révolution et les centres de commandement ont été frappés, visant à dégrader les capacités de riposte iraniennes.

Éliminations ciblées : Des scientifiques nucléaires et des commandants militaires ont été tués, suivant la stratégie de « décapitation » développée par Israël.

L’attaque soulève des questions importantes en droit international. Selon l’article 51 de la Charte des Nations Unies : « Nothing in the present Charter shall impair the inherentright of individual or collective self-defence if an armed attackoccurs against a Member of the United Nations » (UN Charter, 1945, Art. 51).

Cependant, la notion de « légitime défense préventive » reste controversée. Comme l’observe Antonio Cassese : « The concept of preventive self-defense is not clearly established in international law and remains highly disputed« « Le concept d’autodéfense préventive n’est pas clairement établi en droit international et reste très controversé. » (Cassese, 2005, p. 352).

Réactions et positionnements des acteurs régionaux

L’Iran a qualifié l’attaque de « déclaration de guerre » et a promis une « riposte sévère ». Le Guide suprême Ali Khamenei a déclaré : « این حمله بی‌شرمانه پاسخ محکمی دریافت خواهد کرد » (Khamenei, 2025) – « Cette attaque éhontée recevra une réponse ferme ».

La stratégie iranienne de riposte pourrait s’articuler autour de plusieurs axes :

Escalade nucléaire : L’Iran pourrait accélérer son programme nucléaire et se retirer définitivement du TNP. Comme l’analyse Shahram Chubin : « Iran’s nuclear program serves multiple purposes: deterrence, prestige, and bargaining leverage«  « Le programme nucléaire iranien sert plusieurs objectifs : dissuasion, prestige et moyen de pression dans les négociations. » (Chubin, 2006, p. 167).

Activation des proxys : L’Iran dispose d’un « arc de résistance » étendu qu’il pourrait mobiliser. Feu Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a déclaré : « إن أي عدوان على إيران هو عدوان علينا جميعاً«  (Nasrallah, 2025) – « Toute agression contre l’Iran est une agression contre nous tous ».

Les réactions des puissances régionales

Arabie Saoudite : Riyadh se trouve dans une position délicate, partageant les préoccupations israéliennes sur l’Iran mais ne pouvant soutenir publiquement Israël. Le prince héritier Mohammed bin Salman a appelé à « la retenue » : « ندعو جميع الأطراف إلى ضبط النفس وتجنب التصعيد » (MBS, 2025) – « Nous appelons toutes les parties à la retenue et à éviter l’escalade ».

Turquie : Ankara a condamné l’attaque israélienne. Le président Erdoğan a déclaré : « İsrail’in İran’a yöneliksaldırısını şiddetle kınıyoruz«  (Erdoğan, 2025) – « Nous condamnons fermement l’attaque d’Israël contre l’Iran ».

Égypte : Le Caire, gardien des accords de Camp David, a exprimé sa « profonde inquiétude » face à l’escalade régionale.

Le positionnement des grandes puissances

États-Unis : Washington se trouve dans une position ambiguë. Bien qu’allié d’Israël, les États-Unis préfèrent éviter une escalade majeure. Le président Trump a déclaré : « We remainfully committed to a diplomatic solution« « Nous restons pleinement engagés en faveur d’une solution diplomatique. »(Trump, 2025).

Russie : Moscou, allié de l’Iran, a condamné l’attaque et appelé à « une désescalade immédiate ». Vladimir Poutine a déclaré : « Эта атака угрожает региональнойбезопасности«  (Putin, 2025) – « Cette attaque menace la sécurité régionale ».

Chine : Pékin, importateur majeur de pétrole iranien, a appelé à « la retenue de toutes les parties » et à « la résolution pacifique des différends ».

Conséquences géopolitiques et stratégiques

L’attaque israélienne marque potentiellement un tournant dans l’équilibre des forces moyen-oriental. Selon la théorie de l’équilibre des puissances de Kenneth Waltz : « Balance of power politics prevail wherever two, and only two, requirements are met: that the order be anarchic and that it bepopulated by units wishing to survive« « La politique d’équilibre des pouvoirs prévaut partout où deux conditions, et seulement deux, sont remplies : que l’ordre soit anarchique et qu’il soit peuplé d’unités désireuses de survivre. » (Waltz, 1979, p. 121).

Cette logique pourrait conduire à une recomposition des alliances régionales :

Renforcement de l’axe sunnite : Les pays du Golfe pourraient se rapprocher davantage d’Israël face à la menace iranienne.

Consolidation de l’axe chiite : L’Iran pourrait renforcer ses liens avec ses alliés régionaux et rechercher de nouveaux partenaires.

Impact sur la prolifération nucléaire

L’attaque soulève des questions cruciales sur la prolifération nucléaire régionale. Scott Sagan observe : « The spread of nuclear weapons is more likely to lead to preventive wars thanto stable deterrence« « La prolifération des armes nucléaires est plus susceptible d’entraîner des guerres préventives que d’assurer une dissuasion stable. » (Sagan, 1994, p. 85).

Les conséquences potentielles incluent :

Course aux armements : D’autres pays régionaux pourraient développer leurs propres programmes nucléaires.

Instabilité de la dissuasion : L’équilibre de la terreur pourrait s’avérer instable dans un contexte multipolaire.

Implications pour la sécurité énergétique

Le Moyen-Orient concentrant une part importante des réserves mondiales d’hydrocarbures, l’escalade pourrait avoir des répercussions globales. Daniel Yergin souligne : « The Middle East remains the world’s energy heartland, and any disruption there reverberates globally«  « Le Moyen-Orient reste le cœur énergétique du monde, et toute perturbation dans cette région a des répercussions à l’échelle mondiale. » (Yergin, 2020, p. 445).

Détroit d’Ormuz : L’Iran pourrait menacer de fermer ce passage stratégique par lequel transite 20% du pétrole mondial.

Infrastructures énergétiques : Les installations pétrolières et gazières pourraient devenir des cibles dans un conflit élargi.

Scénarios prospectifs et gestion de crise

Scénario d’escalade contrôlée

Dans ce scénario, les deux parties acceptent certaines « règles du jeu » implicites pour éviter un embrasement total. Thomas Schelling observe : « The power to hurt is bargaining power. To exploit it is diplomacy«  « Le pouvoir de nuire est un pouvoir de négociation. L’exploiter, c’est faire de la diplomatie. » (Schelling, 1966, p. 2).

Riposte symbolique iranienne : L’Iran pourrait mener des attaques limitées pour préserver sa crédibilité sans provoquer une escalade majeure.

Médiation internationale : Les grandes puissances pourraient intervenir pour faciliter une désescalade.

Scénario d’escalade incontrôlée

Ce scénario verrait une spirale d’actions-réactions conduisant à un conflit régional majeur. Selon la théorie des jeux, les acteurs peuvent se retrouver dans un « dilemme du prisonnier » où la coopération serait optimale mais où la défection semble rationnelle.

Guerre par procuration : Les alliés de l’Iran pourraient lancer des attaques simultanées contre Israël.

Internationalisation du conflit : Les grandes puissances pourraient être entraînées dans le conflit.

Scénario de transformation systémique

L’attaque pourrait catalyser une transformation profonde de l’ordre régional moyen-oriental.

Nouveau système d’alliances : Émergence d’un nouveau bloc sunnite-israélien face à l’axe chiite.

Régime de sécurité collective : Création d’un mécanisme de sécurité collective régional.

Implications pour la théorie des relations internationales

Validation du réalisme offensif

L’attaque israélienne semble valider les thèses de John Mearsheimer sur le réalisme offensif : « Great powers are always searching for opportunities to gain power over theirrivals, with hegemony as their final goal » « Les grandes puissances sont toujours à la recherche d’occasions d’acquérir un pouvoir sur leurs rivaux, avec pour objectif final l’hégémonie. » (Mearsheimer, 2001, p. 29).

Israël, face à une menace existentielle perçue, a choisi l’action préventive plutôt que l’attente passive.

Limites de la théorie de la dissuasion

L’échec de la dissuasion mutuelle révèle les limites de cette théorie dans un contexte asymétrique. Bernard Brodie notait : « Thus far the chief purpose of our military establishment has been to win wars. From now on its chief purpose must be to avert them«  « Jusqu’à présent, l’objectif principal de notre armée était de gagner des guerres. À partir de maintenant, son objectif principal doit être de les éviter. » (Brodie, 1946, p. 76).

Pertinence de l’approche constructiviste

L’importance des perceptions et des identités dans ce conflit souligne la pertinence de l’approche constructiviste. Alexander Wendt observe : « Anarchy is what states make of it«  « L’anarchie est ce que les États en font. » (Wendt, 1992, p. 395).

Les identités nationales et religieuses jouent un rôle crucial dans la définition des intérêts et des menaces.

Conclusion

L’attaque israélienne contre l’Iran du 12-13 juin 2025 représente un tournant majeur dans la géopolitique moyen-orientale. Elle illustre l’échec des mécanismes de dissuasion traditionnels et souligne les risques d’escalade dans un environnement caractérisé par l’anarchie internationale et la compétition pour la sécurité.

Les conséquences de cette action militaire dépassent largement le cadre bilatéral israélo-iranien. Elles risquent de transformer durablement l’équilibre régional, d’accélérer la prolifération nucléaire et de remettre en question l’ordre international existant.

Comme l’observe Hans Morgenthau : « International politics, like all politics, is a struggle for power » « La politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour le pouvoir. » (Morgenthau, 1948, p. 13). Cette lutte pour le pouvoir au Moyen-Orient entre dans une nouvelle phase, marquée par l’usage de la force militaire directe entre puissances régionales.

L’avenir de la région dépendra de la capacité des acteurs internationaux à faciliter une désescalade et à promouvoir des mécanismes de sécurité collective. Sans une intervention diplomatique efficace, la région risque de s’enfoncer dans un cycle de violence qui pourrait avoir des répercussions globales.

La communauté internationale fait face à un test majeur de sa capacité à prévenir l’escalade et à maintenir la stabilité internationale. L’enjeu dépasse largement le Moyen-Orient : il s’agit de la crédibilité de l’ordre international multilatéral dans sa capacité à réguler les conflits entre États.

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