Par Ornella Sukkar*
Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le Machrek arabe est entré dans une nouvelle phase de transformations radicales qui ont redéfini les concepts d’État, de pouvoir et d’appartenance. De l’Irak au Liban, en passant par la Syrie et le Yémen, des termes comme « division confessionnelle », « décentralisation administrative » et « confédération » sont devenus essentiels pour analyser l’avenir de la région. Une question centrale se pose alors : allons-nous vers une désintégration programmée ou vers l’émergence d’une conscience révolutionnaire qui transcende les sectes et les frontières ?
1. Le confessionnalisme comme outil de reconfiguration du pouvoir
En Irak, le système de répartition confessionnelle instauré après l’occupation américaine a profondément fragmenté l’État. La répartition des postes entre chiites, sunnites et Kurdes s’est faite selon des critères confessionnels et ethniques, affaiblissant la citoyenneté et exacerbant les divisions internes. Les ministères sont devenus des fiefs partisans, le clientélisme et la corruption étant institutionnalisés. Face à l’incapacité de l’État à fournir des services ou à imposer sa souveraineté, les appels à la création de « régions fédérales » se sont multipliés, notamment au Sud et à l’Ouest.
En Syrie, le scénario est similaire. Après l’effondrement du régime autoritaire à la suite de la révolution, des zones d’influence confessionnelles et ethniques se sont consolidées. Malgré les tentatives du gouvernement d’Ahmad al-Sharaa (nom fictif) de reprendre le contrôle, les factions armées ont conservé leur pouvoir. Le régime a nommé un mufti soufi pour afficher une ouverture symbolique, mais la réalité montre que la société syrienne n’a pas fondamentalement changé : elle reste imprégnée de haines confessionnelles et de racisme. Le pays est passé d’un despotisme à un extrémisme identitaire, marqué par des massacres confessionnels et un Sud syrien abandonné à l’influence israélienne. Ce scénario pourrait se reproduire au Liban si le désarmement du Hezbollah s’effectue sans garanties politiques internes et régionales.
Au Liban, le système confessionnel en place depuis l’indépendance — renforcé par les missions jésuites occidentales — a institutionnalisé l’appartenance religieuse au détriment d’une citoyenneté unifiée. La répartition du pouvoir entre communautés (présidence maronite, premier ministre sunnite, président du Parlement chiite) consacre cette fragmentation. Après l’explosion du port de Beyrouth et l’effondrement économique, les appels à une réforme se sont multipliés. Mais au lieu de réclamer la laïcité, le courant dominant propose une « décentralisation élargie », promue par le Courant patriotique libre. Ce modèle administratif se présente comme une solution aux maux du pays, mais risque en réalité de renforcer les divisions régionales et confessionnelles, et de précipiter un éclatement de facto.
2. La décentralisation : réforme ou piège politique ?
Théoriquement, la décentralisation vise à renforcer la gouvernance locale, rapprocher la prise de décision des citoyens et réduire la bureaucratie centrale. Mais dans un contexte fragile comme celui du Machrek, ce principe est souvent détourné pour légaliser les divisions existantes.
En Irak, la région du Kurdistan s’est transformée en quasi-État : elle dispose d’une armée (les Peshmergas), de ressources pétrolières, de relations diplomatiques et même de représentations à l’étranger. En Syrie, l’« administration autonome » dirigée par le PYD a établi un certain ordre et fourni des services, mais elle suscite la méfiance dans le monde arabe, perçue comme un projet séparatiste sous protection internationale.
Au Liban, la décentralisation est présentée comme une réforme administrative, mais elle cache des velléités de contrôle régional de certains groupes politiques, surtout dans un pays où la présence d’une milice armée comme le Hezbollah empêche toute autorité centrale forte.
3. Une conscience révolutionnaire peut-elle émerger ?
Malgré ce morcellement, des mouvements populaires ont émergé pour contester le confessionnalisme et redéfinir l’État. En Irak, le soulèvement d’octobre 2019 a marqué un tournant. Des centaines de milliers de jeunes, toutes confessions confondues, ont scandé : « Au nom de la religion, les voleurs nous ont pillés », dénonçant l’instrumentalisation de la foi pour masquer la corruption.
Au Liban, le mouvement du 17 octobre 2019 a ravivé les aspirations à un État civil et à la reddition des comptes. Il a brisé l’aura des chefs communautaires, même s’il n’a pas encore conduit à un réel changement politique. Ces mouvements partagent une caractéristique : ils sont transconfessionnels, axés sur les revendications sociales et économiques, et rejettent l’équation « stabilité contre confessionnalisme ».
Malgré la répression, les assassinats et les campagnes de diabolisation, une conscience révolutionnaire est en gestation. Elle pourrait jeter les bases d’un nouveau projet politique arabe fondé sur la citoyenneté, la justice sociale et la souveraineté. Mais cette conscience a été ciblée et déformée par des financements étrangers, notamment ceux liés à George Soros, ce qui a suscité des suspicions d’ingérence américaine exploitant la société civile pour désintégrer les sociétés au nom de nobles idéaux.
4. George Soros et les révolutions colorées : pourquoi le Liban ?
George Soros est l’un des financiers les plus influents mêlant marchés financiers et ingénierie sociale et politique. Son nom est lié aux « révolutions colorées » en Europe de l’Est, et il est connu pour son soutien aux mouvements progressistes libéraux cherchant à démanteler les structures traditionnelles en faveur d’un monde ouvert, sans frontières ni identités exclusives.
Soros considère le Liban comme un terrain idéal pour ses projets : société confessionnelle, État faible, presse libre, économie en crise, défiance envers les institutions. À travers ses fondations, notamment Open Society Foundations, il a financé des dizaines d’organisations œuvrant sous des bannières telles que : « autonomisation des femmes », « droits de l’homme », « liberté d’expression », « droits des minorités », ou « lutte contre l’extrémisme ». Derrière ces slogans humanistes se cache souvent une stratégie de désagrégation sociale et de fragilisation étatique.
Parmi ces organisations figurent :
Legal Agenda : redéfinit les concepts de justice.
SMEX : milite pour la liberté numérique, mais redéfinit aussi la notion de censure et d’information.
Groupes LGBTQ+ : dans une société conservatrice, ils servent parfois plus d’instruments de pression politique que de revendications sociales.
5. La déstructuration douce : entre droits et domination
La critique majeure de ces financements réside dans leur rôle dans le démantèlement des valeurs sociétales au nom de la modernité. Au lieu de promouvoir une citoyenneté authentique, ces ONG propagent un discours individualiste basé sur des concepts occidentaux mal adaptés au tissu culturel libanais. Elles deviennent parfois des outils pour délégitimer certains acteurs politiques, sous couvert de transparence et de justice.
Certaines franges du mouvement du 17 octobre ont même été accusées de servir un agenda plus large de « chaos créatif », une politique longtemps prônée par les administrations américaines au Moyen-Orient. La question reste alors ouverte : une conscience révolutionnaire authentique, indépendante, transconfessionnelle et affranchie des ingérences étrangères, peut-elle réellement naître et refonder la région sur de nouvelles bases ?