Kiosk / Islam – « Les djihadistes prétendent s’inspirer exclusivement du Coran, mais leur grammaire est moderne » (Le Monde)

Histoire du djihad - Des origines de l’islam à Daech, Olivier Hanne, Tallandier, 2024.

Du Sahel à l’Afghanistan et du Proche-Orient à l’Europe, le djihad est mobilisé par une multitude de mouvements armés et de groupes terroristes islamistes pour justifier l’emploi de la violence. Dans son Histoire du djihad (Tallandier, 2024), l’historien Olivier Hanne, chercheur associé à l’université de Poitiers, retrace l’histoire de ce concept, depuis la naissance de l’islam jusqu’à nos jours.

S’il désigne au premier chef la guerre menée au nom de Dieu, le djihad renvoie aussi à d’autres significations. L’auteur montre ainsi qu’à travers les siècles, le sens de cette notion ne s’est jamais figé et a fait l’objet de constantes réinterprétations. Aujourd’hui, une bataille continue de se jouer au sein de l’islam entre les tenants de multiples lectures du djihad, des plus violentes aux plus libérales.

Les différents mouvements djihadistes mettent systématiquement en avant des versets coraniques pour justifier leur action. Que dit le Coran du djihad ?

Olivier Hanne : Les djihadistes veulent faire croire qu’ils s’inspirent exclusivement du Coran. Pour cela, ils piochent des versets qu’ils érigent en absolu, tout en écartant ceux qui pourraient les contredire. Le livre saint des musulmans ne propose pourtant pas de théorie de la guerre ou de conceptualisation du djihad. La racine arabe du mot « djihad » signifie « zèle », « engagement de toute la personne ». Sur les 35 versets où le mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 3 ont une tonalité spirituelle ou morale, et 10 s’appliquent directement à la guerre.

Précisons que le terme est essentiellement exprimé sous forme verbale (« s’efforcer, s’engager ») plutôt que par un substantif (« le » djihad). C’est dire la rareté du « djihad », entendu en son sens courant de guerre menée pour Dieu, dans le Coran. Et même quand le mot est employé dans un contexte belliqueux, la signification éthique ne peut pas être évacuée. Le mode d’interprétation choisi pour lire le Coran est donc essentiel pour définir le sens que l’on donne au djihad.

Vous insistez sur le terreau culturel préislamique pour comprendre l’apparition de l’idée d’un djihad armé ou violent : faut-il considérer que celle-ci est davantage héritée de la culture proche-orientale antique qu’elle n’est une création de l’islam ?

L’islam surgit au VIIe siècle dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et à donner une place dans l’au-delà au soldat qui s’est sacrifié héroïquement. A l’époque, les troupes byzantines se battent ainsi pour le Christ, les Perses sassanides pour la foi mazdéenne, et les tribus arabes animistes sont accompagnées dans leurs conflits par des divinités tutélaires. En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne diffère pas de ce que l’on retrouve dans l’Ancien Testament. Le djihad n’est donc pas vraiment une innovation, il correspond au contexte culturel d’apparition de l’islam.

L’idée d’une guerre voulue par Dieu et appuyée par Lui correspond également à la croisade. Dans quelle mesure le djihad se distingue-t-il de celle-ci ?

La croisade et le djihad ont des caractères communs. Il s’agit dans les deux cas d’une guerre acceptée par Dieu, le plus souvent contre un ennemi de la foi qui menace le collectif (l’oumma ou l’Église), et qui ouvre aux combattants la possibilité individuelle du paradis. En outre, croisade et djihad sont adossés à des systèmes justificateurs appuyés sur des références tirées des textes sacrés.

En revanche, croisade et djihad se distinguent sur au moins quatre points.

Premièrement, le prophète Muhammad [Mahomet] a été la principale référence légitimatrice de l’engagement armé, tandis que le personnage de Jésus a surtout servi à justifier le martyre des combattants chrétiens, mais non leur violence.

Deuxièmement, contrairement au djihad, la croisade apparaît tardivement dans l’histoire du christianisme occidental.

Troisièmement, le monopole pontifical pour lancer la croisade a rarement été usurpé, alors que le privilège califal d’appeler au djihad fut régulièrement contesté.

Enfin, les différentes écoles de l’islam ont suscité une large gamme d’interprétations du djihad, sans parvenir à une totale homogénéité, tandis que la Papauté est parvenue à maintenir une conception unifiée de la croisade.

La très rapide et large expansion de l’islam aux VIIe-VIIIe siècles s’est faite par les armes. Quel rôle l’idée de djihad a-t-elle joué dans ces conquêtes ?

Cette expansion ne doit pas être regardée à travers un prisme exclusivement religieux, mais plutôt comme une conquête de territoires. L’enthousiasme religieux des combattants, réel, se mêlait à des motivations opportunistes, notamment autour du butin. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une guerre sacrée, loin de là. Il semble même que des chrétiens aient participé à la conquête, par exemple la tribu arabe chrétienne des Kalb.

Au cours de l’histoire de l’islam, le djihad – en son sens violent et militaire – fut-il spécialement mobilisé à certaines époques plus qu’à d’autres ?

Certaines périodes sont en effet plus propices que d’autres à sa mobilisation. La rhétorique du djihad redouble par exemple en Al-Andalus et en Afrique du Nord aux IXe et Xe siècles, dans le contexte de la Reconquista de la péninsule ibérique par les rois chrétiens. Elle gagne également en intensité dans la seconde moitié du XIIe siècle, ce qui est une réaction aux croisades.

Au XIXe siècle, la conquête coloniale représente un nouveau court moment de mobilisation dans le combat sacré. Des djihads ont alors lieu au Sahel ou au Soudan, marquant fortement les Européens, qui voient alors en l’islam une religion violente par nature.

Certains musulmans insistent sur la distinction entre djihad majeur – la lutte contre le péché – et djihad mineur – la guerre au nom de l’islam. Comment cette distinction est-elle apparue ?

A partir du XIe siècle, toute une série d’auteurs font passer le sens militaire du djihad au second plan. C’est le cas de ces mystiques musulmans que sont les soufis. Pour eux, le djihad est l’effort que l’on fait sur soi-même pour se changer, se purifier, se montrer digne de Dieu. Dans cette perspective, on met en avant des hadiths, c’est-à-dire des paroles de Muhammad rapportées par la tradition, où le Prophète lui-même évoque la lutte intérieure contre le péché. Cela a donné naissance à une distinction devenue classique entre le « petit djihad » – la guerre – et le « grand djihad » – la lutte contre ses démons intérieurs.

A la même époque, de nouvelles catégories symboliques sont élaborées qui dissocient le djihad de l’action guerrière. On évoque par exemple un « djihad de la langue » que serait la prédication, ou bien « de la main », ce qui consisterait à écrire des textes favorables à l’islam.

Vous montrez qu’à l’époque médiévale, juristes et oulémas travaillaient à l’élaboration d’une doctrine encore différente : quel est le contenu de celle-ci ?

Entre le IXe et le XVe siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. A chaque perception d’une menace contre l’ordre califal répondait une inflexion de la théorie. Pour asseoir le pouvoir du calife, on affirme ainsi qu’il est le seul, avec ses oulémas, à avoir autorité pour appeler tous les fidèles au djihad.

Lorsque apparaissent des révoltes, la distinction classique entre le « sang licite » que l’on peut verser (celui des non-musulmans) et le « sang sacré » des musulmans qu’il est interdit de faire couler évolue. Même s’ils sont musulmans, les ennemis du calife seront désignés comme des apostats ou hérétiques dont le sang est « licite » afin qu’on puisse les écraser sans mauvaise conscience. Il n’existe donc aucune doctrine définitivement fixée du djihad. Celle-ci évolue selon les circonstances.

Vous considérez que le XXe siècle a marqué un passage du djihad au djihadisme : quelle distinction faites-vous entre les deux termes ?

Au XXe siècle le djihad mute vers d’autres réalités, se rapprochant des systèmes de pensée modernes où l’individu doit être pris en charge idéologiquement. L’appel au djihad cesse d’être une prérogative du calife – puisque le califat est aboli en 1924 – pour être désormais émis par des mouvements qui doivent convaincre des individus de s’engager dans la lutte armée. Cette mutation impose de changer de vocabulaire : voilà pourquoi il faut abandonner le mot « djihad », trop marqué historiquement, pour lui préférer « djihadisme », résolument contemporain.

Le vocabulaire des djihadistes est bien sûr religieux, mais leur grammaire est moderne. Ils associent par exemple le djihad à des considérations politiques (chasser Bachar Al-Assad du pouvoir en Syrie), ou géopolitiques (la lutte contre le néocolonialisme français au Sahel, ou états-unien en Afghanistan, ou encore le combat contre « l’entité sioniste » au Proche-Orient). Ils lient aussi le djihad à des questions économiques et sociales, comme la répartition des richesses entre régions ou groupes ethniques dans certains pays d’Afrique subsaharienne. Tout cela est très éloigné du djihad historique.

D’autre part, les djihadistes contemporains ont banalisé le recours à des formes de violence extrêmes et à la déshumanisation de l’ennemi. Ils ont ainsi fait sauter les normes qui existaient malgré tout dans le djihad historique.

Dans le monde actuel, le djihad est-il exclusivement mobilisé par les mouvements djihadistes, ou bien l’est-il également par d’autres acteurs ?

Certains Etats instrumentalisent le vocabulaire du djihad dans leur conduite de la guerre. C’est le cas du président turc Erdogan dans sa lutte contre les mouvements kurdes, ou encore de l’Iran dans la rhétorique employée pour mobiliser ses milices implantées en Irak et en Syrie. Au Liban, le Hezbollah emploie également cette sémantique.

Que l’on songe à l’attentat contre « Charlie Hebdo », à la décapitation de Samuel Paty ou à la tentative d’assassinat contre Salman Rushdie, les djihadistes contemporains s’en prennent régulièrement aux « blasphémateurs ». Historiquement, quel est le lien entre blasphème et djihad ?

Dans le droit élaboré à l’époque califale, on considère que la communauté musulmane est compétente pour juger les moqueries envers le Prophète tandis que les insultes envers Dieu sont punies par Dieu lui-même, qui se défend seul. Toutefois, les émirs et califes se sont toujours réservé les jugements et les sanctions contre ce crime. Il n’était pas question de laisser les individus se faire justice eux-mêmes.

Au XXe siècle, lorsque les Etats musulmans sont devenus indépendants, la plupart ont conservé des sanctions pénales contre les offenses religieuses, mais limitées à des amendes. A leur tour, ils ont ainsi cherché à éviter toute « privatisation » de la répression de ces offenses.

En 1989, l’affaire Salman Rushdie fut une bascule. La fatwa de l’ayatollah Khomeini a alors appelé tout musulman à venger l’honneur du Prophète, sans contrôle par un quelconque pouvoir politique. Al-Qaida a ensuite lancé un appel similaire. C’est la raison pour laquelle les groupes djihadistes considèrent depuis lors que la punition des « blasphémateurs » relève d’un « effort personnel »qui s’impose à tous.

Existe-t-il aujourd’hui des initiatives théologiques musulmanes visant à penser le djihad à nouveaux frais, en l’expurgeant de sa dimension guerrière ?

De telles initiatives existent depuis les années 1990, menées par des intellectuels musulmans libéraux. L’historien algérien Mohammed Arkoun (1928-2010) renvoyait par exemple la violence du djihad aux temps califaux, ce qui signifiait qu’elle n’avait plus sa place dans l’islam contemporain. L’islamologue syrien Mohammed Shahrour (1938-2019) considérait pour sa part qu’il fallait regarder le djihad comme un équivalent de la « guerre juste » et un appel à défendre les droits de l’homme.

D’autres courants ont même créé plus récemment le concept d’éco-djihad, qui serait un engagement des musulmans en faveur de l’écologie. Il est donc évident que des initiatives sont prises pour appréhender spirituellement le djihad, en se fondant sur l’idée d’effort sur soi par amour de Dieu. Aujourd’hui, le mot est l’objet d’une multitude de réinterprétations, des plus violentes aux plus ouvertes. A mon sens, seul le respect du droit international au Moyen-Orient permettrait d’éviter que les lectures vengeresses l’emportent dans l’avenir.

Source : Le Monde

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