C’est l’une des mesures annoncées lors de la récente visite au Maroc du président Macron : la France restituera au royaume pas moins de 2,5 millions de documents qui portent sur la période coloniale. Des archives qui pourraient appuyer certaines revendications territoriales de Rabat, a rapporté Jeune Afrique, dans un long article instructif, dont voici le contenu:
« Lors de sa visite officielle, à la fin d’octobre, Emmanuel Macron a promis de livrer au Maroc des archives portant sur la période coloniale. Avant d’évoquer leur contenu et l’impact que celui-ci pourrait avoir, rappelons qu’un tel « transfert » n’est pas inédit entre les deux pays.
Déjà, en septembre 2022, Paris avait fait transférer aux Archives du Maroc, à Rabat, une importante quantité de fichiers numériques. On parlait, à l’époque, de plus de 60 000 images, soit 10 mètres linéaires de documents, issus de la direction de l’intérieur de la Résidence générale.
L’objet de ce précédent transfert était avant tout de faire la lumière sur la diversité des tribus marocaines auxquelles le protectorat avait été confronté. Une mine d’informations ethnologiques et sociologiques indispensables pour comprendre la genèse de la société marocaine. L’opération était passée sous les radars, car ces informations intéressaient surtout les Marocains eux-mêmes. Ce n’est plus le cas depuis l’annonce du président Macron.
Les archives que le chef de l’État français a promis de céder au Maroc évoquent en effet la question ultrasensible des régions-frontières de l’empire chérifien. Des frontières – orientales et méridionales – qui, dès les années 1880, furent émiettées et systématiquement grignotées par la France et par l’Espagne, ce qui provoqua la perte de la souveraineté chérifienne sur nombre de provinces de l’Est. Le traité de Lalla-Maghnia Le problème du tracé de la frontière algéro-marocaine coïncide, au moins en partie, avec la conquête française de ce que les géographes arabes appellent le Maghreb al-Awsat (« le Maghreb central »).
La présence de la France impose très vite de définir quelles sont les terres qui appartiennent à ce qui est désormais l’Algérie française ou qui, au contraire, relèvent de son voisin chérifien. Le temps presse, d’autant que le royaume se montre hostile à toute présence occidentale sur un territoire de dar al-islam.
Dès l’arrivée des Français, les escarmouches commencent. Les accrochages vont crescendo jusqu’à la célèbre bataille d’Isly, qui, en 1844, marque la défaite des forces chérifiennes. Le 18 mars 1845, le général comte de La Rüe et Ahmida Ben Ali, le représentant du sultan, signent le traité de paix de Lalla-Maghnia (ou Marnia).
Les articles 3 à 6 de ce texte délimitent – ou, en tout cas, tentent de délimiter – la frontière. L’article 3 ne la circonscrit toutefois que sur 165 kilomètres : de l’embouchure de l’oued Kiss, sur la mer Méditerranée, jusqu’au col de Teniet es-Sassi, à la limite sud du Tell. Les trois autres articles, à l’inverse, introduisent une certaine confusion.
Ainsi, l’article 4 stipule que « dans le Sahara (désert), il n’y a pas de limite territoriale à établir entre les deux pays, puisque la terre ne se laboure pas et qu’elle sert seulement de pacage aux Arabes des empires qui viennent y camper pour y trouver les pâturages et les eaux qui leur sont nécessaires. Les deux souverains exerceront de la manière qu’ils l’entendront toute la plénitude de leurs droits sur leurs sujets respectifs dans le Sahara. »
Une définition mouvante, soumise aux allées et venues des tribus à cheval sur les deux pays. Quant à l’article 5, il concerne les ksour, les villages du Sahara. Ceux de Yich et de Figuig demeurent propriété chérifienne. Ceux d’Aïn-Saffra, S’fissifa, Assla, Tiout, Chellala, El-Abiad et Bou-Semghoune basculent du côté algérien. Enfin, l’article 6 embrouille un peu plus la situation et ouvre la boîte de Pandore. Il est ainsi rédigé : « Quant au pays qui est au sud des kessours [ksour] des deux gouvernements, comme il n’a pas d’eau, qu’il est inhabitable et que c’est le désert proprement dit, la délimitation en serait superflue ».
Le problème des frontières sud-orientales se posera pourtant très rapidement, avec la progression des troupes de l’Armée d’Afrique vers le Sahara. L’absence de précision frontalière rend cette progression française dans le Sahara difficile et complexe tant sur le plan topographique et géographique que sur le plan politique et diplomatique. Elle débute en 1857, mais la partie de bras de fer à laquelle se livrent l’Algérie française et le Maroc pré-protectoral s’intensifie fortement sous le règne du sultan Moulay Hassan ben Mohammed, alias Hassan Ier (1873-1894). Le sultan défie les Français dès le début de son règne, le souverain se montre intraitable s’agissant de la défense de l’extrémité sud de son royaume.
Ainsi, au début de l’année 1873, le colonel Gaston de Galliffet (1831-1909) fait une percée jusqu’à El-Goléa (aujourd’hui El-Menia) avec un détachement de 700 hommes, sans toutefois occuper le ksour.
Alarmés par cette apparition soldatesque, les habitants du Gourara, du Touat et du Tidikelt, un peu à l’ouest d’El-Goléa – qui, depuis l’incursion du sultan saadien Ahmed el-Mansour, en 1583, avaient fait allégeance – sollicitent la protection du souverain chérifien. Il la leur accorde aussitôt en missionnant une délégation de hauts fonctionnaires. Un peu plus tard, il renforce la garnison de Figuig.
« Le sultan Moulay Hassan ne renonce pas à sa suzeraineté sur le Sahara, où il nomme des représentants […]. Ces exigences expliquent l’échec du projet de conquête du Touat préparé par le ministère de la Guerre en 1891. Le souverain marocain refuse l’interprétation des diplomates français selon lesquels cette occupation n’est pas dirigée contre le Maroc, dont ils affirment que le Touat ne fait pas partie.
Il reçoit l’appui de Londres, de Madrid, de Rome et de Berlin », précise l’historien Jacques Frémeaux dans son essai Le Sahara et la France (2010). En juillet 1893, peu avant la fin de son règne, le sultan réaffirme son autorité. Il envoie un message de fermeté aux Français au sujet de la souveraineté et de l’intégrité de son empire. Lors d’une mehalla [nom donné à des expéditions protéiformes, à la fois militaires, spirituelles et fiscales], il se dirige au Tafilalet, épicentre de la dynastie alaouite et province limitrophe du Touat.
La volonté chérifienne est on ne peut plus claire. Le décès de Moulay Hassan et l’avènement d’un sultan faible, son fils Moulay Abdelaziz, mettent fin à l’épreuve de force.
En 1900, la France occupe une fois pour toutes les régions du Touat, de Tidikelt et du Gourara, brouillant ainsi perpétuellement dans les sables du désert la frontière historique entre le Maroc et l’Algérie. Quatre ans plus tard, continuant sur leur lancée, les Français prennent la Saoura à l’Algérie et l’annexent.
Dans le même temps, les tensions montent autour de la ville de Figuig. En juin 1903, un incident met le feu aux poudres : « Le gouverneur général Jonnart, venu à Figuig parlementer avec des agents du sultan, essuyait le feu de plusieurs bandes insoumises. Jonnart créait un commandement militaire spécial des confins, qu’il confiait au colonel Lyautey, nommé commandant du territoire d’Aïn-Sefra (10 septembre 1903).
C’est ainsi que Lyautey fit son entrée sur la scène marocaine », résume l’historien Jean Martin dans le tome 2 de L’Empire triomphant (1871-1936), paru en 1990. Depuis, Figuig et sa région n’ont cessé de donner du grain à moudre aux autorités algériennes et marocaines, Alger et Rabat contestant le tracé de la frontière. Celui-ci est, il est vrai, pour le moins complexe. Le bornage traverse les chaînons de l’Atlas saharien. C’est à proximité de Figuig que la ligne de séparation bifurque soudainement vers le Sud-Ouest, empiétant directement sur l’espace du Maroc.
Aujourd’hui encore, sur les cartes, ce tracé est représenté en pointillé, ce qui signale une situation imprécise et incertaine. Au demeurant, « la section frontalière au sud de Figuig n’est plus représentée sur les cartes, sur décision marocaine (et après intervention auprès des fabricants, tels que Michelin) », affirme le géographe Michel Foucher dans Fronts et frontières – Un tour du monde géopolitique (1991).
Et depuis la rupture des relations diplomatiques entre les deux voisins, en 1994, le statu quo est de mise. Le Sahara, entre Français et Espagnols L’autre zone frontalière qui fait l’objet de polémiques est bien connue : il s’agit du Sahara.
Là aussi, la pression occidentale se fait sentir dès la seconde moitié du XIXe siècle. D’autant que deux pays européens, l’Espagne et la France, entrent en rivalité. Madrid, d’abord, s’est rendu maître de l’archipel des Canaries au XVIe siècle et lorgne les côtes du sud marocain. L’archipel lui servira de base arrière pour l’exploration de l’ouest du Sahara.
Dans les années 1870, l’Espagne revendique la possession de la rade d’Ifni et de la province de Rio de Oro, sur le littoral atlantique marocain. Elle y fonde un comptoir, Santa Cruz de la Mar Pequeña, dans les environs d’Agadir, en s’appuyant sur le traité de 1767 dans lequel le Makhzen concède des pêcheries à l’Espagne sur le territoire d’Ifni. De longs pourparlers s’engagent entre Paris et Madrid au sujet du Sahara chérifien.
Dès 1900, par une convention bilatérale, la France reconnaît, au grand dam des Marocains, ce preside espagnol. Un accord qui dessine en filigrane le bi-protectorat de 1912 et le partage de zones d’influence, notamment dans les provinces du sud. Mais pas uniquement. La France reconnaît également la mainmise espagnole sur la province de Rio de Oro. On fixe la frontière sud à 21°20’ de latitude nord. La frontière méridionale avec la future Mauritanie commence ainsi à prendre forme. Quatre ans plus tard, nouvel accord. Paris reconnaît Santa Cruz de la Mar Pequeña, mais aussi la province de Seguiet el-Hamra.
Cette nouvelle convention sera confortée par la signature du protectorat espagnol sur le Maroc, en novembre 1912 : le Sahara espagnol est né.
Les 2,5 millions de documents que la France s’est aujourd’hui engagée à restituer au Maroc dévoileront sans doute les coulisses des pourparlers entre Paris et Madrid sur le Sahara, ainsi que les secrets du partage territorial français entre l’Algérie française et le Maroc pré-protectoral. De quoi faire bouger les lignes du tracé frontalier entre deux voisins… et envenimer encore un peu plus leur relation. (Jeune Afrique)