Point de vue – Driencourt : «Pour Paris, il y avait sans doute plus d’avantages à se rapprocher de Rabat que de maintenir les faux- semblants avec Alger» (Le Figaro)

ENTRETIEN – Le diplomate et ancien ambassadeur de France en Algérie décrypte la nouvelle crise entre la France et l’Algérie. Xavier Driencourt a publié « L’Énigme algérienne. Chroniques d’une ambassade à Alger » (Éditions de l’Observatoire, mars 2022) et de « Évian face à l’étranger » (Éditions du CNRS, 2023).

LE FIGARO – La France reconnaît désormais le plan d’autonomie marocain considéré comme « la seule base pour aboutir à une solution politique juste et durable » mais aussi la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental * . Quel impact cela peut-il avoir sur la relation bilatérale entre la France et l’Algérie ?

XAVIER DRIENCOURT – Évidemment, une telle décision en faveur du plan marocain, avec une lettre du président de la République extrêmement précise, affectera la relation, toujours compliquée avec des hauts et des bas, entre Paris et Alger compte tenu de la sensibilité algérienne sur la question du Sahara occidental. Paris le sait et, je pense, a pris cette décision en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en pesant les avantages et les inconvénients. On peut penser que le gouvernement a estimé 1/ que le statu quo actuel menait à une impasse et 2/ que les avantages penchaient désormais du côté marocain et qu’il fallait en tirer les conclusions.

Le Figaro – Pourquoi Emmanuel Macron prend-il une décision aussi importante maintenant alors que le gouvernement ne gère que les affaires courantes ? Quelle était l’urgence ?

XAVIER DRIENCOURT – Il n’y avait en effet pas d’urgence particulière. Cela dit, cette orientation s’inscrit dans une série d’initiatives allant en ce sens ces derniers mois. Elle est donc, de fait, la conclusion de ces «petits pas». La visite du ministre Séjourné à Rabat en février dernier, ses propos sur le caractère «existentiel» de la question saharienne pour Rabat indiquaient déjà cette nouvelle ligne. Pas d’urgence donc, mais au vu de la situation politique française, est-ce qu’un tel changement de pied serait possible dans quelques mois avec un gouvernement qui sera, d’une façon ou d’une autre, un gouvernement de cohabitation ? Si le président et son ministre voulaient prendre une initiative sur ce dossier, c’est aujourd’hui qu’il fallait la prendre.

Le Figaro – Est-ce qu’il faut voir dans ce choix un lien avec les espoirs déçus d’Emmanuel Macron qui attendait beaucoup de son homologue algérien ?

XAVIER DRIENCOURT – De mon point de vue, certainement. Rien, ou peu de choses ne bougent en effet du côté algérien et le gouvernement a pesé les avantages et les inconvénients des deux côtés. Il a sans doute estimé que tout compte fait, il y avait plus d’avantages à se rapprocher de Rabat que de maintenir les faux-semblants avec Alger. Car que voit-on actuellement ? Un jeu de rôles dans lequel chacune des capitales joue sa partition : Paris fait des gestes (et ils sont nombreux), et Alger, offusqué par ce qu’il estime être la «maigreur» des gestes français, les repousse d’un revers de main. En outre, Paris ne peut pas ignorer les incertitudes et la volatilité liées à la situation politique intérieure en Algérie, incertitudes liées à la fragilité politique du chef de l’État, même s’il est réélu en septembre, incertitudes liées aux luttes des clans, à la répression politique dans le pays, à laquelle tôt ou tard Paris, comme l’Union européenne, ne pourra pas rester indifférent.

Le Figaro – Emmanuel Macron voulait maintenir l’équilibre entre le Maroc et l’Algérie : ce projet est-il selon vous menacé ?

XAVIER DRIENCOURT – Non, cet équilibre n’est pas forcément menacé, il y aura certainement, comme toujours, une «bouderie» algérienne avec le rappel de l’ambassadeur, les mesures habituelles etc. Et après ? Dans quelques semaines, on reprendra le cours des choses. Ce sera «business as usual»…

N’oublions pas que le président algérien** est en campagne électorale et qu’il a intérêt à froncer les sourcils vis-à-vis de Paris et faire des grands moulinets, au moins jusqu’au 7 septembre, date de l’élection. C’est toujours payant.

Le Figaro – Compte-tenu du précédent espagnol, et de la quasi-rupture des relations diplomatiques avec Madrid, les sanctions de la part d’Alger semblent inévitables. Jusqu’où Alger peut-il aller ?

XAVIER DRIENCOURT – On connaît à Paris les possibles réactions algériennes et j’imagine qu’on les a anticipées. Mais franchement, qui a le plus à perdre ?

N’exagérons pas la coopération économique avec l’Algérie, les entreprises françaises ont davantage d’intérêts au Maroc (par exemple les opportunités créées par l’organisation de la Coupe du monde de football).

Quant à supprimer les liaisons aériennes comme Alger l’a fait avec Madrid, qui sera pénalisé par une telle décision si ce n’est les Algériens ? Il faut savoir raison garder, d’autant plus que Paris dispose, pour ce qui le concerne, de plusieurs leviers qui, s’il le voulait pourraient être utilisés très rapidement.

Par exemple, évidemment, les visas, l’accord de 1968 sur l’installation des Algériens en France, mais aussi, si on voulait aller plus loin, l’accord de 2007 qui exonère de visas les détenteurs algériens de passeports diplomatiques (c’est-à-dire tous les dirigeants civils et militaires), les accords de sécurité sociale, etc. Alger a-t-il intérêt à pousser la France dans cette voie ?

Le Figaro – Ce nouvel épisode ne risque-t-il pas de plomber encore davantage la relation bilatérale ?

XAVIER DRIENCOURT – ll est vrai que depuis plus d’an, il n’y a pas eu de crise, mais les projets de coopération n’arrivent pas à aboutir… Oui bien sûr. Il n’y a pas eu de crise depuis un an, mais y a-t-il eu pour autant des avancées ? Encore une fois, le gouvernement a mesuré les avantages et les inconvénients, pesé le pour et le contre, considéré que le statu quo n’était pas payant. Il est donc préparé à une éventuelle crise.

Le Figaro – La France s’engage beaucoup plus loin que l’Espagne qui s’en était tenue à soutenir le plan d’autonomie. Au-delà de la relation bilatérale, le soutien français au Maroc peut-il avoir des répercussions régionales ?

XAVIER DRIENCOURT – Un soutien français aura évidemment des conséquences régionales et internationales. On peut penser qu’un changement dans la politique française aura un effet d’entraînement sur d’autres pays et les «désinhibera», compte tenu de ce que la France est membre permanent du Conseil de sécurité à l’ONU. D’autres États, notamment des Européens, suivront.

Le Figaro – Dans ce contexte, la visite d’État du président algérien annoncée pour septembre peut-elle être remise en question ?

XAVIER DRIENCOURT – Oui, probablement. Alger vient d’ailleurs de l’annoncer (en décidant le «retrait» de son ambassadeur en France, NDLR). Mais est-ce que finalement, cela n’arrange pas les Algériens ? Paris leur offre avec cette décision une opportunité en or pour reporter ou annuler tout projet de visite.

Mais en même temps, il ne faut pas sous-estimer les difficultés (ce que je disais plus haut concernant les incertitudes et la volatilité politique algérienne) liées à la lutte entre les clans algériens : certains groupes, y compris autour du chef de l’État, ont intérêt à ce que cette visite n’ait pas lieu, car ils sont fondamentalement hostiles au «rapprochement» avec Paris. Et encore une fois, Tebboune est en campagne électorale. Il y a de ce fait, comme on dit, «un bien pour un mal».

*http://www.lefigaro.fr/international/sahara-occidental-alger-et-paris-au-bord-de-la-crise-diplomatique-20240728 2)

**http://www.lefigaro.fr/international/algerie-abdelmadjid-tebboune-candidat-a-sa-reelection-20240711

Article19.ma