
En Normandie, au matin du 6 juin 1944, plus de 155 000 soldats alliés se précipitent sur les plages du débarquement. Parmi eux, environ 2000 sont noirs. Des milliers d’autres vont suivre. Longtemps, les récits officiels les ont laissés de côté. Pourtant, l’histoire de ces militaires est loin d’être banale.
Parmi les soldats noirs qui participent à cette opération militaire sans précédent se trouve le Canadien Lester Brown. Après avoir posé le pied à Juno Beach, ce soldat sera du peloton chargé de prendre Bretteville-sur-Laize. En 2009, dans une entrevue, il affirmait avoir été traité équitablement par ses camarades de combats, noirs ou blancs. Brown se retrouvera pris dans une embuscade nazie. Touché au genou, puis au visage, il sera évacué.
Lorsque, dans l’immédiate après-guerre, l’écrivain Claude Roy part enseigner en Amérique, il a en tête des milliers d’images terribles de cette guerre qui vient de se terminer. La guerre, il l’a vue de très près. Arme à la main, carnet de notes jamais bien loin, il a participé à la libération de l’Europe dans la foulée du débarquement de Normandie. Parmi la multitude de choses qu’il note lors de son séjour aux États-Unis, il est question de l’histoire d’un soldat noir. Cet homme, décoré pour sa participation à la libération de la France, connaît un destin tragique dès lors qu’il retourne à la vie civile. Un jour, il monte tout bonnement dans un bus de son patelin américain. Il lui est tout de suite reproché de s’asseoir sur une banquette réservée aux Blancs. Il est roué de coups. Il saigne. Le crâne fendu, le malheureux se retrouve à l’hôpital. Dans ce champ de bataille racial qu’est l’Amérique, sa médaille militaire ne lui vaut pas la moindre considération à l’heure de la ségrégation, rapporte un Claude Roy estomaqué.
Ségrégation
À Cherbourg, une large partie des effectifs américains sont des Noirs. Ce sont 20 000 soldats afro-descendants américains qui vont transiter en ces lieux, rapporte la professeure Alice Mills. Chercheuse invitée à Harvard, elle a observé que, de façon générale, ces soldats furent bien accueillis en France. « Quelques Normandes de villages et hameaux différents m’ont cependant confié avoir eu peur. Certaines parce que les soldats noirs étaient très grands, d’autres parce qu’un officier américain [blanc] avait averti le maire de leur village que les Noirs étaient féroces et frappaient les femmes […], une autre, enfin, parce qu’elle avait vu pendre un soldat noir pour viol. »
Ces soldats noirs qui ont traversé la Manche en 1944 pour bouter dehors les nazis ont d’abord été logés dans des camps distincts. Ils sont volontiers ségrégués. Le haut commandement américain va même recommander aux forces françaises libres de procéder de la même manière avec les Noirs de leurs unités, alors que leurs officiers sont presque tous des Blancs.
Au retour de la guerre, plusieurs soldats afro-descendants américains se verront refuser la décoration d’ordinaire remise aux autres soldats, pour des raisons qui tiennent à la ségrégation raciale.
Difficile de faire l’impasse sur le fait que la justice militaire s’acharne littéralement sur eux, même si la chercheuse Alice Mills, en recueillant quantité de témoignages en Normandie, a pu montrer que les rapports avec la population avaient été somme toute plutôt bons.
J. Robert Lilly, professeur de sociologie à l’Université du nord du Kentucky, estime que quatre fois plus de soldats noirs sont exécutés par rapport aux soldats blancs sur le théâtre des opérations, au nom d’une justice militaire plutôt expéditive. Pourtant, les soldats noirs comptent pour une petite fraction des effectifs globaux de l’armée, note-t-il.
Ce sont 70 soldats qui sont exécutés devant des cours martiales américaines : 55 Noirs et 15 Blancs. D’autres exécutions de soldats noirs ont aussi lieu, au sein de leur armée. Au chapitre des exécutions, ils apparaissent soumis à la peine capitale dans une proportion infiniment plus élevée que la place qu’ils occupent dans les rangs militaires. Ce sont en fait 79 % des condamnations à mort qui sont prononcées contre des Noirs, alors qu’ils ne comptent que pour 8,5 % des effectifs dans l’armée.
L’historienne Alice Kaplan a pu trouver en France des témoins d’exécutions par pendaison de soldats noirs après le débarquement. Parmi eux, rappelle l’historienne, se trouve le soldat James Hendricks. Condamné à être exécuté à l’automne 1944, il est encadré par deux colosses de la police militaire. Ceux-ci l’autorisent à fumer une dernière cigarette avant qu’il soit pendu. Comme d’autres familles de condamnés, celle du soldat Hendricks ne saura jamais ce qui lui est arrivé.
Des récits
En 1944, l’écrivain Louis Guilloux, engagé du côté de l’armée américaine, observe avec suspicion cette façon de rendre justice à l’encontre des soldats noirs. Guilloux éprouve le sentiment d’avoir été en quelque sorte le complice d’une justice qui n’en était pas une. Il lui faudra trente ans d’enquêtes et de réflexions pour parvenir à s’expliquer. Comment cette injustice, parmi les bruits et la fureur de la guerre, a-t-elle pu ne laisser presque aucune trace dans les consciences ? Dans O.K., Joe !, Louis Guilloux conjugue les faits, avec un sens du reportage, tout en racontant en partie sa propre histoire.
« Comment dénoncer le racisme de ceux qui nous libèrent du nazisme ? » se demande le Prix Goncourt Éric Vuillard, à l’heure de préfacer l’oeuvre de Louis Guilloux. Autrement dit, comment parvenir à conjuguer dans un même tenant les principes de la ségrégation raciale et les principes d’une vie démocratique retrouvée ? La guerre n’a pas fini de nous interroger sur les contradictions humaines.
Dans l’armée canadienne, les soldats noirs sont moins nombreux. Ont-ils été mieux traités ? Le site Black Canadian Veterans rappelle la vie de plusieurs d’entre eux. Un site du même type, The Memory Project, offre d’autres témoignages de vétérans venus de tous les horizons.
Aux volontaires canadiens noirs, il est interdit, en fait, de s’engager dans la marine et dans l’aviation royale canadienne. Les témoins le rappellent. Le haut commandement de Sa Majesté considère que leur présence dans ces corps d’armée est susceptible d’entraîner des affrontements. Reste donc l’infanterie. Et même de ce côté, le chemin est au départ fermé.
Eva Roy sera l’une des rares femmes noires canadiennes à être envoyées outre-mer pour le service. Moins de 10 % des femmes canadiennes engagées dans l’armée vont traverser l’Atlantique. En intégrant le Service féminin de l’armée canadienne, connu sous le nom anglais de Canadian Women’s Army Corp, Eva Roy sera l’une des trois seules Canadiennes afro-descendantes à servir en Europe pendant la guerre. Il est facile de comprendre, entre les lignes de son récit, les vexations qu’elle essuie.
Entre les mains ennemies
En France, durant la débandade de juin 1940 qui conduit à l’occupation d’une partie du territoire par les nazis, plusieurs soldats noirs sont exécutés. Ils font l’objet de massacres racistes. Près de 17 000 d’entre eux sont tués par les soldats d’Hitler au printemps 1940. Et au moins 3000 sont tout simplement assassinés en raison de la couleur de leur peau.
Des soldats noirs, peu importe leur pays d’appartenance, sont battus et torturés dès lors qu’ils se retrouvent entre les mains des nazis. En 1944, à la suite du débarquement, ces soldats sont spécialement pris à partie. C’est le cas de soldats qui appartiennent au 333e bataillon d’artillerie. Onze d’entre eux sont exécutés à Wereth, en Belgique.
Des tirailleurs sénégalais et algériens, des goumiers marocains, des pieds-noirs, des marsouins du Pacifique et des Antilles vont participer à la Seconde Guerre mondiale. Les Forces françaises libres comptent à un moment environ 60 % de soldats issus de ce monde colonial. Malgré leur importance déterminante, ils demeurent sous le joug d’une ségrégation raciale.
Après qu’ils eurent aidé la France métropolitaine à se libérer, l’armée française va décider, à l’heure où la libération est assurée, de les renvoyer dans leurs contrées afin de les remplacer par des soldats de la métropole. L’opération est connue sous le nom de « Blanchiment des Forces françaises libres ». En 1944, après le débarquement en Normandie, des soldats et des gendarmes français tirent sur des tirailleurs sénégalais qui, entassés dans un camp près de Dakar, demandent que leur solde leur soit enfin payée.
Source: Le Devoir
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