Éclairage – Maroc : pourquoi critiquer la normalisation avec Israël peut-il mener en prison ? (Jeune Afrique)

Deux internautes marocains qui ont dénoncé la normalisation du Maroc et des pays arabes avec Israël ont été condamnés à des peines d’emprisonnement. Sur quelles bases juridiques ?

Au Maroc, critiquer la normalisation des relations entre le royaume et Israël n’est pas une infraction punie par la loi. Mais dans les tribunaux de Justice, l’expression d’une telle opinion peut valoir plusieurs années d’emprisonnement.

Ainsi, ce 1er avril, Abderrahmane Zankad, membre actif de la mouvance islamiste Al Adl wal Ihsane (ADL) dont l’existence n’est pas officiellement reconnue mais simplement tolérée, a été condamné à cinq ans de prison ferme et 50 000 DH (soit 4 600 euros) d’amende par le tribunal de première instance de Mohammedia pour des publications sur Facebook dénonçant la normalisation des pays arabes avec Israël.

+ « Offense envers la personne du roi » +

Ce n’est pas une première. En août 2023 déjà, un internaute nommé Saïd Boukyoud avait écopé de cinq ans de prison ferme et 40 000 DH d’amende devant le tribunal correctionnel de Casablanca, après avoir posté une série de commentaires sur les réseaux sociaux dans lesquels il fustigeait l’officialisation des relations entre le royaume et l’État hébreu.

Sa peine a ensuite été réduite à trois ans de prison ferme par la cour d’appel de la capitale économique. « normalisation » n’est pas un délit prévu par la loi, quels articles du Code pénal les magistrats ont-ils invoqué et retenu ? Dans le cas de Saïd Boukyoud, le parquet, qui s’est auto-saisi du dossier, s’est appuyé sur l’article 267-5 du Code pénal punissant de 6 mois à deux ans de prison ferme quiconque « porte atteinte au régime monarchique ».

Cette peine est susceptible d’être portée à cinq ans d’emprisonnement lorsque l’infraction est commise publiquement, y compris par voie électronique. En appel, les magistrats ont requalifié les faits et finalement retenu l’article 179-1 du code pénal, prévoyant « un emprisonnement d’un an à cinq ans » pour « toute offense envers la personne du roi ou de l’héritier du trône ».

+ « Trahison de la cause palestinienne » +

Saïd Boukyoud, résidant au Qatar – base arrière du Hamas, des Frères Musulmans et des talibans – au moment des faits, a été interpellé le 23 juillet 2023 à l’aéroport Mohammed V de Casablanca alors qu’il se rendait au Maroc pour des vacances en famille, avant d’être poursuivi en état d’arrestation.

Dans ses posts, il a notamment estimé que la « normalisation » constituait « une trahison de la cause palestinienne » – un des principaux slogans scandés dans les manifestations en soutien à la Palestine au Maroc depuis la fin du mois d’octobre dernier – et déclaré qu’il s’opposait « à la reconnaissance d’une entité qui tue des enfants, des femmes et des civils sans défense, en violation de tous les pactes internationaux ».

« Certes, Saïd Boukyoud a exprimé une opinion critique à l’égard de la normalisation et des responsables politiques derrière ce choix diplomatique, mais ni le roi ni l’institution monarchique n’ont été mentionnés ou visés. Or, le juge a interprété les propos écrits par cet internaute comme tels. À mon sens, il aurait dû s’en tenir aux mots couchés noir sur blanc et ne pas se laisser aller à son interprétation. D’autant plus que lorsque le juge a une liberté d’appréciation, il doit retenir l’interprétation qui va en faveur de celui qui est mis en cause », souligne Me El Hassan Essoni, l’avocat de Saïd Boukyoud et d’Abderrahmane Zankad.

+Interprétation des juges ou droit constitutionnel ? +

Pour la défense de Saïd Boukyoud, Me Essoni s’est appuyé sur la Constitution marocaine (réformée en 2011) – sommet hiérarchique des normes juridiques – qui garantit la liberté d’opinion et d’expression.
« Celle-ci pose des limites à la liberté d’expression mais pas avec une approche répressive », précise l’avocat. Qui poursuit : « Il n’y a pas eu de plainte contre les propos tenus par Saïd Boukyoud, personne n’a réagi. De plus, il n’y a pas d’appel à la haine, au crime ou à commettre une action illégale. Nous avons simplement affaire à un citoyen qui s’est exprimé sur un sujet. Oui, la normalisation est une décision diplomatique prise par l’État et le gouvernement marocain, mais c’est désormais un sujet de politique et de débat national sur lequel nous avons le droit d’exprimer un avis. Tous les Marocains ne sont pas contraints d’adhérer à la vision du pouvoir exécutif et du gouvernement. Soit le législateur intervient pour baliser la voie et tracer les contours de ce que l’on peut dire ou ne pas dire sur la normalisation, soit on laisse les gens s’exprimer. »

En attendant, l’avocat et son client ont fait appel une seconde fois. Par conséquent, l’affaire Boukyoud passera en Cour de cassation. Si celle-ci venait à confirmer les condamnations prononcées en première instance ou en appel, cela créerait une jurisprudence qui pourrait inciter d’autres magistrats à suivre cette voie.

+ Fake news sur le séisme +

Dans le cas d’Abderrahmane Zankad, condamné à cinq ans de prison ferme en première instance le 1er avril dernier, « l’arsenal utilisé contre lui est un peu plus lourd », concède Me Essoni. Le parquet a retenu quatre articles du code pénal contre ce militant, membre de la mouvance islamiste ADL. En plus des articles 267-5 et 179-1, le procureur a convoqué les articles 299 -1 et 447-2, punissant respectivement « la provocation à commettre » des crimes ou des délits, et la diffamation ou la diffusion de fausses informations.

Le recours à l’article 447-2 concerne des faits n’ayant rien à voir avec la « normalisation », puisque le tribunal reproche à Abderrahmane Zankad d’avoir diffusé des fake news suite au séisme qui a frappé le Maroc dans la nuit du 8 au 9 octobre 2023.

À la mi-mars, le militant a publié plusieurs posts sur les réseaux sociaux dans lesquels il réagit à la guerre actuellement menée par Israël dans la bande de Gaza, « qui ne concernent ni la normalisation ni le Maroc », précise Me Essoni. « Le Maroc n’est pas concerné par les critiques de mon client » Abderrahmane Zankad a notamment écrit que « tous ceux qui se qualifient commandeur des croyants, serviteurs des lieux saints et dirigeants arabes sont des menteurs et des serviteurs du sionisme ».

Dans une autre publication, il estime qu’il est temps pour les « peuples arabes » de changer de « dirigeants arabes ». Certes, le roi Mohammed VI est « commandeur des croyants » et également président du comité Al Qods – une structure panarabe qui a pour mission de préserver le caractère arabo-musulman de Jérusalem -, « mais il est clair qu’Abderrahmane Zankad s’exprime sur la situation actuelle à Gaza et critique l’inaction des pays arabes limitrophes, notamment l’Égypte, la Jordanie ou encore l’Arabie Saoudite.

Le Maroc n’est pas concerné par les critiques de mon client puisque le royaume a réaffirmé son soutien au peuple palestinien et qu’il envoie de l’aide humanitaire à Gaza », plaide Me Essoni qui a fait appel de cette condamnation en première instance.

« L’opinion publique marocaine a toujours été en faveur de la cause palestinienne, c’est une constante. En revanche, c’est le gouvernement qui a pris un tournant surprenant avec la normalisation. Les gens sont en train de s’adapter mais en attendant, le prix est cher payé », conclut l’avocat.

Des sit-ins de soutien aux Palestiniens (et contre la normalisation avec Israël) sont régulièrement organisés à l’initiative de la société civile ou de certains partis politiques (gauche ou islamistes). À Rabat, deux manifestations ont rassemblé à chaque fois près de 10 000 personnes, fin décembre et mi-février, mais ce nombre record n’a pas été atteint depuis.

L’exécutif n’interdit pas ces rassemblements, même si certains sont parfois été réprimés. Treize membres du Front de soutien à la Palestine et contre la normalisation comparaissent devant le tribunal de Salé pour avoir « organisé une manifestation non autorisée » devant un supermarché, fin novembre. (Source : Jeune Afrique)

Article19.ma