Censure – La version arabe du « Harem politique » de Fatima Mernissi, interdit au Caire et à Riyad (JA)

Trente sept ans après la parution controversée de « Le Harem politique : Le prophète et les femmes » de la sociologue Fatima Mernissi, cet essai majeur ayant inspiré le courant féministe islamique se voit à nouveau censuré dans le monde arabe.

Longtemps interdit au Maroc, publié en 1987 chez Albin Michel, a été réédité et traduit depuis, en plus de vingt langues. Notamment en arabe, depuis 2022, par la maison d’édition Le Fennec, basée à Casablanca.

Cette version arabophone, la seule réalisée avec le consentement de l’écrivaine féministe et dans le respect de son droit moral, vient d’être interdite de vente au Salon du livre du Caire qui s’est achevé le 6 février. Même sentence en septembre 2023, lors de la Foire du livre de Riyad en Arabie Saoudite, selon l’hebdomadaire parisien Jeune Afrique.

Lors de sa première parution déjà, les réactions étaient loin d’être unanimes. L’essai devenu un classique est alors critiqué avec virulence par les islamistes marocains, en même temps qu’il est encensé dans le monde académique. Certains oulémas l’accusent de remettre en question des hadiths (paroles attribuées au prophète Mohamed) concernant la place des femmes dans l’islam, allant jusqu’à déclarer que le livre est une fitna (c’est-à-dire qu’il promeut la discorde).

+ Une fatwa contre Fatima Mernissi +

Chose qui vaudra à Fatima Mernissi qu’une fatwa (avis juridique donnant parfois lieu à une condamnation) soit prononcée à son encontre, au début des années 1990. L’écrivaine, décédée en 2015, s’en défendait : « Je suis très fière de ce livre. Je le revendiquerai et je le revendique. J’écrirai toujours sur ces thèmes et je ne crois pas que quoi que ce soit va me faire changer d’avis sur ma liberté

d’expression », rappelle le journal.

La nouvelle traduction autorisée du Harem politique a d’abord été présentée au Salon international de l’édition et du livre de Rabat en juin 2023. Puis pour la première fois à l’étranger à l’occasion de la Foire internationale du livre de Riyad organisée en septembre de la même année, avant d’être retirée par les organisateurs. Ils avaient pourtant, dès l’inscription, approuvé la liste des titres mis en vente par la maison d’édition marocaine.

+ Douze exemplaires confisqués +

« C’est arrivé au sixième jour du salon. De manière discrète, un responsable nous a demandé un exemplaire pour ‘consultation’. Ils sont ensuite revenus en groupe pour confisquer une douzaine d’exemplaires », explique l’éditrice Safaa Ouali des éditions Le Fennec.

Avant l’intervention « plutôt menaçante » des organisateurs, plusieurs unités de l’ouvrage largement reconnu avaient déjà été vendues. Les censeurs auraient même souligné en rouge les passages jugés problématiques. « Même après l’interdiction, que nous avons évidemment respectée, plusieurs visiteurs me l’ont demandé, précise Safaa Ouali. À la fin de l’événement, il nous ont quand même restitué les exemplaires confisqués. »

Elle raconte un scénario similaire, plus récemment, au Salon du livre du Caire : « Initialement, Le Harem politique n’avait pas été interdit, lors de l’inscription. Au bout de quelques jours, j’en avais déjà vendu plusieurs exemplaires. Un homme seul s’est présenté au stand pour examiner un exemplaire. Puis ils sont revenus à deux pour nous interdire de le vendre et retirer l’affiche qui en faisait la promotion. » Dans les deux cas, les organisateurs évoquent un même motif pour justifier le retrait du titre : l’atteinte à l’islam, au prophète et à ses femmes.

Dans un billet publié sur sa page Facebook, l’éditeur marocain critique ces mesures et estime que « cette interdiction répétée remet nécessairement en question le statut de la liberté d’expression dans le monde arabe ». Safaa Ouali ajoute que « ce n’est pas une parution récente, le livre est une référence. Mais on se rend compte que rien n’est acquis ».

Surtout que ce type d’événement réunissant des acteurs de l’édition à l’échelle régionale représente l’unique chance pour des maisons comme le Fennec de promouvoir les livres de leur catalogue à l’étranger et qu’il serait logistiquement impossible de les distribuer en librairies.

+ Des hadiths instrumentalisés +

Professeure d’histoire de l’islam médiévale et auteure d’un ouvrage intitulé Fatima Mernissi : Figure emblématique d’une féministe en terre d’islam, Hayet Amamou a été « surprise » par ces interdictions. « Surtout en Arabie saoudite, qui prétend désormais se moderniser et prioriser les droits des femmes et les droits humains en général. Pour l’Égypte, selon moi, l’interdiction a été faite de manière arbitraire. Je suis certaine que ceux qui ont interdit ce livre ne l’ont pas lu ou n’en comprennent pas le contenu », affirme-t-elle.

« Ce que Mernissi dit, c’est que l’image de la femme dans l’islam politique a été influencée par des fuqaha [spécialistes de la jurisprudence islamique], par l’instrumentalisation de hadiths misogynes fabriqués après la mort du prophète », veut clarifier la chercheuse anciennement doyenne de la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.

Pour elle, « les pouvoirs politiques dans le monde arabe n’ont pas saisi, jusqu’à maintenant, l’essence de l’égalité entre les sexes. Alors ils jugent que la vente ou la réédition de cet ouvrage représenterait une guerre contre une certaine identité arabe qui se réclame de la religion musulmane ».

En attendant la Foire internationale du livre de Sharjah, aux Émirats arabes unis, autre grand-messe des éditeurs du monde arabe, Safaa Ouali, qui y représentera à nouveau les éditions Le Fennec, « appréhende la réception du Harem politique » mais « reste optimiste ». (Jeune Afrique)

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