Son identité n’eût-elle pas été révélée au départ, personne n’y aurait vu que du feu ! En effet, impossible a priori de deviner que derrière la plantureuse chikha au sourire aguicheur qui virevoltait dans le salon, le corps comme branché sur une pile à mille volts et les pieds battant une rekza d’enfer se cachait un individu de sexe masculin. Le travesti parfait. Se répondant l’un l’autre, l’un chantant, l’autre dansant, les deux artistes ont fait sauter la retenue des invitées qui ne demandaient qu’à «se lâcher».
La lascivité des mouvements et la verdeur des paroles des chansons du répertoire chikhate ne choquait personne. Or on était là dans ce que le Maroc a de plus populaire, de plus authentique. Face à des comportements marqués par la transgression et qui, pourtant, ne devaient rien aux «valeurs importées de l’Occident».
Portée par une musique et un répertoire appartenant au terroir, la prestation de ce couple de travestis s’inscrivait dans la plus pure tradition marocaine. Et de réaliser alors combien la société marocaine d’antan, contrairement à ce que certains veulent nous faire croire à présent, savait faire leur place à ceux qui ne répondaient pas à la norme.
Ainsi du «fou» par exemple qui, souvent, était celui par lequel la parole de vérité était portée dans le village ou le quartier. Mais aussi de l’homosexuel ou du transsexuel dont on considérait qu’ils étaient des personnes à part sans pour autant les rejeter et les vouer aux gémonies comme on le fait aujourd’hui. A ce titre, comment ne pas se ressouvenir de ce grand artiste, à la fois chanteur et acteur que fut Bouchaïb Bidaoui et qui avait pour particularité de se grimer en femme.
Dans les années 50, le Maroc entier s’arrêtait non pour suivre un match de foot mais pour écouter ses sketchs le dimanche à 11 heures du matin sur les ondes radiophoniques. Toute la société s’esclaffait devant les facéties de Bouchaïb Bidaoui et, même si celles-ci ne faisaient pas de leur auteur un homosexuel, ce grand rire qui secouait le corps social révélait la bonhomie dont, en règle générale, il était fait preuve à l’égard des homos et des travestis. De ces derniers, on pouvait se moquer certes mais on n’était pas dans la haine. Or c’est celle-ci qui semble désormais prendre le dessus comme l’a montré ce lynchage en règle qui, à Fès, a failli coûter la vie à un homme sur lequel la populace s’est acharnée sous prétexte de sa présumée homosexualité.
Ce qui est arrivé à ce malheureux peut tout à fait être le lot du couple d’artistes ci-dessus évoqué. Et c’est là qu’on mesure la régression qui, insidieusement, distille son venin autour de nous.
Que cela plaise ou non, les mœurs à l’échelle mondiale se transforment. L’homosexualité hier condamnée est aujourd’hui un droit reconnu par les Nations Unies au point que le président américain, de passage au Kenya, le pays de son père, s’en est fait l’avocat auprès de ses frères africains.
Plus transgressif encore et chose impensable par le passé, la science permet désormais aux femmes de se passer des hommes pour faire des enfants. Ou du moins, indirectement, en s’adressant à des banques de spermes et en procédant à une IAD (insémination artificielle avec don de sperme). Là, c’est la logique patriarcale dans ses fondements mêmes qui se voit remettre en question.
Alors, bien sûr, on peut crier aux comportements contre-nature mais cela n’y change rien.On n’arrête pas la marche du temps et celui qui reste à la traîne sera toujours le perdant. Les crispations actuelles sont d’abord le produit de la peur face au changement. La peur de se diluer et de n’être plus. Or la société marocaine a des siècles d’histoire derrière elle. Et toutes les ressources nécessaires pour aller de l’avant sans y laisser son essence.
Par Hinde Taarji. La Vieéco
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