Par Nabyl Lahlou
Au début des années 90, années noires, années de plomb, années de répressions, années policières, un jeune homme, comédien amateur de son état, et membre d’une troupe de théâtre amateur à El-Jadida, fit parler de lui, avec fracas. en annonçant qu’il allait se suicider pour protester contre l’injustice qu’il subissait de la part des autorités de sa ville.
Parmi les premières personnes qui apportèrent leur soutien et se solidarisèrent avec ce jeune comédien amateur, je citerai, d’abord, Khalid Jamai (paix à son âme), qui consacra au jeune Jadidi un article dans L’Opinion dont il était le rédacteur en chef.
Ensuite, il y a eu le très généreux Nadir Yata (qu’il repose en paix) qui, en tant que directeur du journal Al Bayane, le soutint en publiant en première page, et a l’emplacement réservé à sa chronique quotidienne, “Les moulins à vlan”, un article dans lequel je m’étais interrogé sur les injustices qui avaient acculé ce jeune comédien aux abois à vouloir mettre fin à sa vie.
Grâce à l’intervention humaine et militante de Khalid Jamai, le directeur du Théâtre Mohammed V, Aziz Sheghrouchni, accepta de donner un poste au jeune comédien amateurd’El Jadida qui devint ainsi fonctionnaire au Théâtre Mohammed V, avec l’échelle 7 et un mandat mensuel garanti.
Je n’ai pu rencontrer pour la première fois ce jeune comédien amateur, qu’une quinzaine d’années, après la publication de mon article “Les moulins à vlan”. C’était au foyer du théâtre Mohammed V – qui aurait pu être uncoquet théâtre de poche, au lieu, d’une cafétéria – où il animait, avec une belle réussite, des rencontres et des débats littéraires ou poétiques.
Constatant que 30 ans de sa vie se sont vite passées, et que sa situation salariale était restée toujours la même, il commença à se sentir lésé, déçu, exploité, voire méprisé. Et quand il constata également que beaucoup de fonctionnaires du théâtre Mohammed V n’étaient en réalité que des fonctionnaires fantômes qui faisaient des affaires dehors, tout en percevant leurs salaires mensuels, ils se sentit brusquement seul,piétiné, abandonné et exclu. Ill décida d’écrire des articles pour parler de son cas et des lettres qu’il adressait aux ministres successifs de la Culture pour exposer sa triste situation administrative.
Face au silence ministériel, il annonça, avec fracas,qu’il allait se couper un testicule devant le parlement. Sentant douloureusement qu’il allait être bientôt mis à la retraite, il devint lugubre et méchant envers sa propre personneet envers tous les comédiens-fonctionnaires du ministère de la Culture, qui sont à l’échelle 11 et qui continuent de faire des affaires, alors que lui, qui est mis à la retraite, se voit dévalorisé et condamné à vivoter pour survivre.
Le 6 février dernier, il annonça, encore une fois avec fracas, qu’il allait entamer une grève de la faim devant le siège du ministère de la Culture. Et comme aucun signe d’espoir ne lui a été envoye, hier, 27 mars 2023, Journée Mondiale du Théâtre, l’ancien jeune comédien amateur de la ville de d’El Jadida, devenu, sous le nom de Ahmed Jawad, fonctionnaire du théâtre Mohammed V, en 1990, puis retraite du même théâtre en 2022, s’immole par le feu devant le siège du ministère de la Culture, et devant l’indifférence générale et dégoûtante de ses confrères les comédiens fonctionnaires, comme j’ai pu le remarquer, hier, au théâtre Mohammed V.
Il n’est pas donné à quiconque d’être un homme de théâtre, un dramaturge, et encore moins un metteur en scène de théâtre ou de cinema. Aussi, Ahmed Jawad à qui je souhaite une prompte guérison restera toujours, à mes yeux, un comédien amateur qui a été un fonctionnaire que la bureaucratie a dévalorisé et poussé à la révolte.
Nabyl Lahlou
Rabat 28 mars
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