Par Abdallah Bensmaïn
Jalil Bennani est psychiatre et psychanalyste. Dans « Des Djinns à la psychanalyse – Nouvelle approche des pratiques traditionnelles et contemporaines », ce n’est pas le praticien à proprement parler, qui va s’exprimer, mais l’observateur, le penseur, le psychanalyste plus que le psychiatre. Celui qui, à partir de sa pratique, se pose des questions et reconstruit le champ conceptuel dans lequel il inscrit sa pratique. Freudien, certes, lacanien par, notamment, l’apport de la dimension linguistique à la psychanalyse, Jalil Bennani a investi des territoires culturels dans lesquels l’anthropologie a son mot à dire.
Son parcours professionnel et les enseignements qu’il en tire montrent bien cette dimension culturelle de la pratique psychanalytique qu’il a débuté avec « Le corps suspect » dans lequel il est dit que « l’interdit au subjectif et à la parole propre, l’intériorisation croissante des conflits, frustrations, ne laissent à certains que leurs corps comme dernier espace pour vivre. Dès lors la demande ultime de reconnaissance viendra s’exprimer par ce corps, par la maladie. »
La notion de demande est une donnée prégnante de la psychanalyse et on peut rappeler à cet égard l’expression de Lacan « Demander, le sujet n’a jamais fait que ça… ». Ces demandes, chacune à sa manière, racontent des histoires diverses : affectives, familiales, sociales…
« Le corps suspect » fut, précisément à l’écoute de ces demandes au sein de l’émigration maghrébine comme le fut à sa manière et à cette même époque « la plus haute des solitudes » de Tahar Benjelloun. La démarche de Jalil Bennani est précisément une tentative de cerner les structures aliénantes et de retrouver, en quelque sorte, ce paradigme perdu : l’unité du sujet qui se retrouve dans cette expression lacanienne : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ».
La cassure qui s’opère dans l’être du sujet maghrébin dans le milieu de l’émigration se donne à entendre par rapport à des clivages structurels en milieu hospitalier. Jalil Bennani écrit dans ce contexte « Entre l’institution médicale et le champ social d’une part ; à l’intérieur de l’institution médicale d’autre part entre qui s’occupent uniquement du psychisme. Ils se dessaisissent ainsi réciproquement du malade ».
« La parole du sujet est insuffisante pour prouver son identité »disait Jalil Bennani qui poursuit « Dans ce monde des exclus, la parole du sujet est insuffisante pour prouver son identité. Pour lutter contre cette exclusion, avoir une identité acceptée et non suspecte, les sujets recouvrent aux papiers médicaux. Ceux-ci donnent une identité, la maladie aussi ». Le dit-il encore, 40 ans plus tard ? C’est une question que l’on pourra lui poser.
Dans le téléfilm, chahadat elhayat, en quête d’une pièce qui atteste qu’il est en vie, le héros du film s’entendra dire par le mokkadem« Il faut que tu comprennes que toi ce n’est plus toi ».
La profondeur culturelle et symbolique du langage
Si la parole est culturelle et s’exprime d’abord et avant tout dans la langue maternelle, au Maroc la darija et l’amazigh, la démarche psychiatrique est, bien entendu, médicale, dans la langue de la raison qui est celle de la formation, le français en l’occurrence, sans cette profondeur symbolique que suppose le langage du « sujet supposé savoir » au sens de Lacan.
Psychiatre, Jalil Bennani connait la dimension médicale à laquelle se confronte la folie, psychanalyste, il n’ignore pas que l’inconscient transgresse allègrement les limites du somatique. L’inconscient n’a pas de substance, de consistance pourrait-on dire, sur quoi agir à proprement parler. L’inconscient est labyrinthique en ses enchevêtrements symboliques. Lacan, encore lui, a bien dit que l’inconscient est structuré comme un langage.Pour Jalil Bennani, la particularité du psychanalyste par rapport au psychiatre s’exprime dans le fait qu’il privilégie la parole du patient et ce à quoi cette parole donne accès. Autrement dit, résume Layla Hajji « Il n’est pas là pour affirmer un savoir scientifique comme le psychiatre mais pour faire de la place à la symbolique culturelle de ses patients. ».
Comme en écho avec l’enseignement de Lacan qui veut que la psychanalyse « produit de l’inédit » et non du « déjà là », Jalil Bennani affirme ainsi que « Le but de la psychanalyse est non seulement de faire advenir le souvenir, mais de parvenir à ce que le sujet puisse construire de nouveau, au-delà de la mémoire et des résistances dues au refoulement ».
Jalil Bennani en faisant le chemin du retour n’oublie pas les leçons apprises avec « Le corps suspect ». Il donnera à sa démarche une dimension plus importante en prenant appui sur la pratique psychiatrique dans le monde arabo-musulman des maristanes et la pratique psychiatriques des européens en terre d’Islam, plus spécifiquement en terre maghrébine. Le voyage de la psychanalyse au Maroc est un voyage sans retour, car, faut-il le souligner, c’est un voyage d’installation, en somme un voyage d’assimilation, initié, en son temps, par « l’un des pionniers du mouvement psychanalytique français, René Laforgue », rappelle Jalil Bennani.
Cette introduction de la psychanalyse ne s’est pas faite sans résistance ni sans malentendus malgré l’universalité à laquelle celle-ci prétend ou peut prétendre. Le fait en est que René Laforgue, par exemple, « a voulu appliquer au Maroc des théories forgées ailleurs, et qui ne se sont pas appuyées sur la clinique et la tradition marocaine » écrit Jalil Bennani qui poursuit ainsi son propos : « Ce ne fut pas le cas de ses élèves qui étaient plus fortement implantés dans les institutions psychiatriques et davantage imprégnés par la culture du pays. » où la possession des corps et des esprits par les djinns est une croyance bien ancrée et a favorisé une prise en charge magico-religieuse acceptée par la société.
Pour Jalil Bennani « les modifications de la théorie (qui voyage pourrait-on ajouter) sont en rapport étroit avec les hommes, le contexte géographique, politique, économique et culturel. ».
L’exemple qui montre l’échec de la démarche de René Laforgue que cite Jalil Bennani se rapporte à l’enfant endormi « Au lieu d’interpréter toute la richesse du mythe, Laforgue le réduit à la dimension du temps réel en occultant sa dimension symbolique. » et de régulation sociale peut-on encore ajouter dans sa dimension de fiction juridique.
L’enfant endormi ignore le temps naturel de la gestation
Pour René Laforgue, si l’enfant est censé resté endormi dans le ventre de sa mère, c’est parce que les arabes n’ont pas la notion du temps et qu’en somme 9 mois, le temps de la gestation, peuvent bien être 12, 15 mois, pour ne pas remonter à cette tradition qui accepte l’idée que l’enfant peut rester 5 ans dans le ventre de sa mère.
L’autre source d’errance des psychiatres-psychanalystes européens au Maghreb en général, au Maroc en particulier, est l’inscription de la pratique dans le triangle parental freudien (Père, Mère, Enfant) où Aïcha Kandisha est l’« image du super ego ancestral des hommes du désert, de la mère phallique persécutive », alors même que la psychanalyse « En interprétant la tradition à travers le langage… s’est « réinventée ».
Cette dérive n’est pas, cependant, une fatalité et Jalil Bennani en veut pour exemple Igert qui fut, dira-t-il « l’élève fidèle de Laforgue, mais aussi parce que sa présence plus ancienne et plus forte au Maroc, lui a offert un meilleur terrain d’investigations, et sans doute une meilleure écoute. En cela, il a, à mon sens, dépassé le maître et fut celui qui introduisit véritablement une psychopathologie marocaine… On relèvera tout d’abord chez ce clinicien, une distance entre le discours sociologisant (sur le patriarcat, la condition inférieure de la femme, la notion de destin) et le discours interprétatif qui s’appuie sur la clinique ».
Pour Jalil Bennani, il ne s’agit pas de rejeter ou de nier le travail de René Laforgue et de ses disciples mais de « déconstruire et de se réapproprier un passé et d’en faire un héritage. » dans la mesure où « Il s’agit, non pas de créer de nouvelles spécificités, mais de se réapproprier la tradition en l’insérant dans des valeurs universelles. ».
Question importante qu’il n’oublie pas de poser : « Comment s’est opérée cette réappropriation ? » dans un environnement où « La transmission ne s’est pas faite à travers des traductions des textes fondateurs, encore quasi-inexistantes à ce jour au Maroc, mais à travers la pratique. ».
En psychanalyse, « la demande première des patients était une demande de parole. L’échec de certaines thérapies traditionnelles, le rejet de la médicalisation et du pouvoir médical qui l’accompagne a amené certains à solliciter ou à découvrir une thérapie par l’écoute. Une écoute singulière. (par rapport) à l’invitation à « tout dire » lorsque le dit était censuré dans la société. ».
Pour Jalil Bennani, « la censure extérieure en appelait à une libération dans les espaces intimes. Quant à la théorie, indissociable de la pratique, elle se construit et se déconstruit dans l’espace de la cure et en dehors de celui-ci. C’est dire que pour qu’elle s’épanouisse pleinement il fallait un espace de liberté, un minimum de démocratie. ».
« La psychanalyse a donc accompagné les mutations sociales, la levée des tabous, la remise en question de certaines valeurs traditionnelles familiales, culturelles et religieuses. », dira-t-il. Et ce depuis les années 80, pourrait-on ajouter encore.
Le sillon de la psychanalyse en terre d’Islam tracé, les grains théoriques ont germé et « Des djinns à la psychanalyse », le récent ouvrage de Jalil Bennani, en est l’épi d’une riche moisson, pratique et théorique. La jonction est ainsi faite entre la psychanalyse non plus du triangle parental mais de celle qui réinvente l’assise même de celle-ci en s’appuyant sur le fait que l’inconscient est structuré comme un langage. Au passage et afin de rendre justice aux uns et aux autres, le développement de la linguistique, saussurienne en particulier, du structuralisme avec Levi-Strauss, qui n’étaient pas à la portée de Laforgue et moins encore de Freud, a permis à Lacan de faire faire une avancée significative à la psychanalyse freudienne, dont il s’est toujours réclamé. Ne disait-il pas en effet, à ses élèves « Moi, je suis freudien, si vous voulez être lacaniens, à vous de le montrer. ».
De fait, le défi qui se pose au psychanalyste est « Comment intégrer les connaissances extra-occidentales à celles de la psychiatrie et de la psychanalyse ? », comment évoluer sans renier les expressions historiques qui ont marqué le traitement des troubles psychiques « qu’il s’agisse des traditions et des méthodes de soin traditionnelles ou de l’héritage colonial », comme le souligne Layla Hajji.
L’histoire pour remettre à l’endroit les préjugés de l’idéologie coloniale
Dans cette remise à l’endroit des préjugés de l’idéologie coloniale qui a accompagné le développement de la psychiatrie au Maghreb, Jalil Bennani fait le pari de l’histoire et n’hésite pas à remonter jusqu’à Avicenne et Errazi afin de montrer que la rationalité n’a pas fait défaut au monde arabo-musulman. Dès lors comment s’étonner des références à Frantz Fanon qui a fait de la dénonciation des préjugés d’essence coloniale la pierre angulaire de sa pensée autour de la pratique psychiatrique ethnocentriste occidentale dans les colonies ?
« L’éclairage qu’apporte Frantz Fanon sur les rapports entre folie et culture dans le contexte idéologique et politique garde toute sa pertinence. Il appartient à une époque qui a marqué la psychiatrie occidentale par la remise en question de son rôle politique, la contestation de son pouvoir et les luttes pour la réinsertion du fou dans la société » écrit Jalil Bennani qui en appelle à une lecture des symptômes en fonction du contexte socio-culturel.
Loin d’évacuer le patrimoine « culturel » du sujet supposé savoir, Jalil Bennani estime au contraire utile de « ne pas opposer les notions de “tradition” et “modernité” mais les articuler en cherchant leur complémentarité. La modernité est un acte de réinterprétation et en tant que telle permet de faire que la tradition reste vivante ». Attentive aux langues, cultures et traditions, à l’écoute de la subjectivité et des effets de la parole, la psychanalyse rend possible d’inclure les croyancesmagicoreligieuses du sujet à la théorie comme à la pratique clinique, soutient-il, non sans raison.
Pour terminer, mon propos soulignera une absence, un manque si l’on peut dire, dans la psychanalyse au Maroc, au Maghreb en général : la littérature. Freud a construit le triangle Oedipien grâce à la mythologie grecque, Lacan a fait une lecture magistrale de la lettre volée d’Edgar Poe, André Green a consacré un ouvrage à Hamlet, Winnicot a mené une reflexion sur « le conte (qui) dit sans dire »... Qu’en est-il au Maghreb en dehors de AbdelwahebBouhdiba qui n’était pas psychanalyste, qui fait référence avec « L’imaginaire maghrébin » constitué de l’étude de 10 contes pour enfants ?
Dans les contes maghrébins, le meurtre du père, la relation incestueuse, sont bel et bien présents.
Bien entendu, on trouvera, ici et là des paragraphes sur le conte, de rares références sur la littérature d’auteur, alors même que l’œuvre de Rachid Boudjedra s’y prête ainsi que celle de Youssouf Amine Alami avec des titres récents comme « Oussama, mon amour », « Même pas mort » et « C’est beau la guerre ».
D’Oedipe à Jawdar, d’Electre à Tanirt
Chaque « analyste », en fait, essaie de proposer ses propres références pour illustrer une certaine universalité de l’Œdipe, par exemple, quitte à forcer le sens de l’analyse… comme on peut le voir avec Abdelwahab Bouhdiba qui met l’accent sur la figure maternelle et le poids de la religion dans la société tunisienne et maghrébine par extension : « II nous paraît fort légitime de voir dans le complexe de Jawdar la forme spécifique de la culture arabo-musulmane du complexe d’Œdipe ». Cette mise en avant de la figure de la mère est également présente chez Nabile Fares dans son ouvrage « L’ogresse dans la littérature orale berbère », sans oublier le Complexe de Médée développé par Rita El Khyat, anthropologue et psychanalyste.
Je pense enfin à Abdallah Bounfour qui n’est pas psychanalyste et qui inscrit en Ounamir qui appartient à la mythologie amazigh du Souss, le complexe de Tanirt, non celui d’Œdipe ou d’Electre... en réaction semble-t-il à un article paru dans Lamalif qui présentait Ounamir comme l’Œdipe marocain. L’article de AbdallahBounfour porte le titre « Hemmu U Namir ou l’Œdipe berbère » et celui de Lamalif signé Samira Mounir qui est en réalité Jean-François Clément s’intitulait « Le complexe de Hammou ».
Ounamir a fait l’objet d’un travail approfondi de Najate Nerci sous l’angle anthropologique, publié sous le titre « Métamorphoses du mythe Ounamir » et sous-titré « Enjeux de production, de réception et d’imaginaire ». La richesse de l’analyse est également dans le corpus qu’elle présente à travers les 22 versions du même mythe…
Le gisement de l’enfant endormi, cette « ceinture de chasteté » selon l’expression de Yasmine Kasri, est exploité également, ici et là, de façon parcimonieuse, juste pour dire en somme qu’il existe, sans en approfondir l’analyse. Noufissa Sbaï en a fait une fiction basée sur un témoignage vécu et Tahar Ben Jelloun en fait un motif narratif dans « La prière de l’absent » : « Comment cela est-ce possible ? Cela fait trois ans que je suis partie et ma femme vient d’être enceinte ! ».
Pour conclure, l’enfant endormi a fait l’objet juste de l’étonnement des uns et des autres comme l’histoire de Laajeb et Ajbaïne qui se raconte dans le triangle Zagora-Errachidia-Ouarzazate, à propos d’un couple sans enfants. Le mari s’absente durant quelques années. A son retour il découvre que sa femme a un enfant. L’homme exprime son étonnement et dit « Laajeb ». Sa femme lui répond « Non celui-là c’est Ajbaïne », avant d’ajouter : « Laajeb est parti faire paître le troupeau. ».
Comment conclure sans souligner l’entrée en lice des tribunaux qui montre que les cas jugés d’enfants endormis sont nombreux et que la science a fait son irruption dans la jurisprudence des fetwas musulmanes qui admet des temps de conception de deux à sept ans.
Les codes de la famille tunisien, algérien et marocain, en sont l’illustration. C’est ainsi que la durée de grossesse est fixée à une année dans le code du statut personnel tunisien, promulgué en 1956.
Dès 1984, l’Algérie a suivi avec le code de la famille qui stipule en son article 42 que « Le minimum de la durée de grossesse est de six (06) mois et le maximum de dix (10) mois ».
La Moudawana ou code de la famille au Maroc entré en vigueur en 2005 fixe la durée de gestation en ces termes pour attester de la légitimité de l’enfant : « L’enfant doit être né dans une période égale à la durée minima de la grossesse, qui est de six mois à dater du jour de l’établissement de l’acte de mariage et sa durée maxima qui est d’une année ».
Le code de la famille au Maroc apporte un appui au juge peu susceptible d’être soumis à interprétation : l’expertise médicale comme « preuve probante » ou « expertise décisive » en son article 153 et suivants qui contribue largement à réduire la portée des fictions juridiques qui sont venues se greffer, notamment, au mythe de l’enfant endormi.
Abdallah Bensmaïn
Journaliste, auteur de « Crise du sujet, crise de l’identité – Une lecture psychanalytique de Rachid Boudjedra » et de « Symbole et idéologie ».
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