Maroc : les prédateurs de la tomate sont à pied d’oeuvre

Par Ali Bouzerda


– Un jour, en abordant avec un ami la vision économique de certains hommes politiques, il m’a surpris en exhibant la carte de visite d’un parti de gauche en Hollande auquel il était affilié. Et mon étonnement était d’autant plus grand quand j’ai découvert que le logo sur la carte n’était autre que l’image d’une tomate rouge. La tomate était-elle hollandaise ou marocaine, je n’ai pas eu le réflexe à cet instant de le lui demander…

Bref, j’avoue que j’étais un peu mal à l’aise car je n’arrivais pas à saisir pourquoi un parti européen aurait choisi une tomate comme logo. Et mon ami hollandais qui lisait dans mes idées, m’expliqua que « ce choix » n’était ni par manque d’imagination ni par paresse intellectuelle, mais c’était tout simplement un symbole de l’opposition reflétant « la colère » des masses laborieuses.

« Rappelle-toi », me dit-il, « chez nous aux Pays-Bas, souvent on jette des tomates à la figure des politiciens qui ne tiennent pas leurs paroles et ne respectent pas leurs électeurs …».

Au Maroc, les élus qui racontent n’importe quoi au petit peuple sont légions en ces temps difficiles où le thème de la tomate fait rougir de honte pas mal d’hommes politiques… sans allusion aucune à Ssi Akhannouch, l’un des concepteurs de « Maroc vert » et chef de l’Exécutif.

Sincèrement, s’amuser à « lapider » des politiciens et des élus serait un véritable gâchis, surtout quand on se rend compte qu’un kilo de ce fruit rouge, devenu par la force des choses « une fixation quotidienne » chez les médias au Maroc, car avec la flambée artificielle des prix, il coûte dorénavant pas moins de 10 DH / kg et parfois jusqu’à 13 DH dans des supermarchés comme Carrefour.

Ce petit détour nous mène directement à l’indignation et la colère des citoyens marocains qui ne peuvent plus supporter la hausse exagérée des prix des légumes (viandes et fruits à part), notamment celle de la tomate qui est « incontournable » dans la cuisine marocaine et en grande quantité durant le mois sacré de Ramadan.

Il faut rappeler que cette situation qui frise l’absurde d’un pays exportateur de tomates n’a rien à voir avec la guerre en Ukraine et moins encore avec les fluctuations du prix du Diesel. Le problème numéro 1: les intermédiaires et les spéculateurs de tout poil, ces « prédateurs » de jour et de nuit qui profitent de la crise pour faire leurs juteuses affaires sans pitié ni solidarité avec leurs concitoyens qui n’ont pas les moyens d’affronter les hausses successives des prix.

Le spectre des pauvres est plus large et il représente des millions de personnes et non quelques dizaines de milliers, comme le pensent certains businessmen qui vivent calfeutrés dans leurs tours d’ivoire. Ces messieurs sont convaincus que tous les Marocains peuvent suivre sans problème la flambée des prix même si la courbe atteindrait la Lune… Allez leur expliquer qu’ils ont tort et la grogne risque un jour de se transformer en émeutes… Les incidents du début des années 80 du siècle dernier à Casablanca sont toujours dans les mémoires…

Spéculations au marché de gros de Casablanca

Et en parlant de Casablanca, il serait utile d’évoquer les spéculations scandaleuses autour des produits agricoles y compris la tomate qui se déroulent chaque jour que Dieu fait, au marché de gros de Casablanca, l’un des grands marchés en Afrique. Ces comportements ont été dévoilés ce mercredi 1er Mars 2023 dans un témoignage sur YouTube d’une chaîne populaire Casablancaise. La chaîne est suivie quotidiennement par des millions d’internautes sur smartphone.

Scandalisé, un employé du marché de gros de Casablanca, soutenu par son collègue raconte :

« Il y a 20 quais de marchandises dans ce marché, censés être supervisés régulièrement par plusieurs agents de contrôle, alors que deux agents seulement y font le bon et le mauvais temps… Ils ont même squatté un coin du marché en y installant l’électricité et une caméra de surveillance… Comment et pourquoi ? Parce que tout simplement, ils sont pistonnés et personne n’a le droit de broncher… Autrement dit, tout contestataire sera rapidement mis à l’ombre… D’ailleurs, trouver des prétextes, des témoins et des preuves pour le neutraliser, sont pour ces deux énergumènes des choses simples comme bonjour… », s’indigne cet employé.

Et d’ajouter : « Un autre détail, les marchandises sont stockées depuis un bon moment dans le quartier Sidi Moumen de Casablanca et ailleurs… à l’extérieur du marché. Ici, les spéculateurs achètent la marchandise à très bas prix et la revendent plus cher : à titre d’exemple, ils acquièrent l’oignon à 1 DH et le vendent à 10 dh. Le pauvre ne peut plus se procurer un kilo d’oignons et les paysans des zones lointaines ne peuvent plus mettre les pieds au marché de gros puisqu’ils n’ont pas les moyens de louer la place nécessaire pour l’exposition de leurs produits… »

C’est une véritable « mafia », dit-il, « qui profite de la faiblesse des gens pour tout prendre à leur compte. »

En outre, il a évoqué un autre phénomène : « Ici, l’usage des cachets pour valider les transactions n’est permis qu’en faveur de ceux qui ont le bras long… ils ont même acquis le droit de se servir du cachet de quelqu’un qui est décédé depuis longtemps. C’est scandaleux ! »

Et d’ajouter : « Pour vous dire (Messieurs), même les places qui ont été calées sur les quais des marchandises, pour des raisons particulières, sont exploitées, sans aucun contrôle, pour le compte de riches commerçants … ».

Ce témoin a parlé pendant plus de 15 minutes des « manigances » dans ce gigantesque marché qui alimente en légumes et fruits, non seulement le Grand Casablanca, mais des régions lointaines du Maroc.

Débutant son témoignage à visage découvert, le bonhomme, par crainte de représailles, n’a pas osé citer de noms ni identifier les membres de cette «mafia» qui a contribué à une hausse vertigineuse des prix des légumes y compris la tomate, et ce depuis des mois…

Quand on a demandé à ce courageux monsieur pourquoi il s’est aventuré à dénoncer les « prédateurs » de la tomate et autres, il a affirmé que son « seul souhait » serait de transmettre sa voix (protestation) à qui de droit afin d’arrêter « cette hémorragie ».

Tout a été dit ou presque. Toutefois, il faut bien préciser : un témoignage est un témoignage qui n’engage que le témoin. (والعهدة على الراوي )

À bon entendeur salut !

Mutatis mutandis

À la fin des années 70 du siècle dernier, je faisais souvent le marché avec mon père – à cette époque le souk était une affaire de mecs -. C’était chaque mardi au souk de Sidi Bennour, le plus grand souk à ciel ouvert au Maroc. Les légumes étaient disponibles et en quantités plus que suffisantes car Doukkala est une riche région agricole. Imaginez combien coûtait un kilogramme de tomates à l’époque? Un « rial » (5 centimes) le kg. Mon père réussissait à dénicher un marchand qui vendait 2 kg à 5 centimes. Quarante années plus tard, le prix de la tomate a été multiplié par 200%. On se demande si le niveau de vie des paysans des Doukkala a suivi cette tendance ? No comment !

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