[Chronique] – Lahcen Farsaoui et la plasticité de la lettre qui respire l’infini poétique

Par Hassan Laghdache


Dans ces soixante-dix-sept extases d’Al Niffari, Dieu s’adresse à l’être humain et lui dévoile les mystères de son existence. C’est dans cette perspective qu’on peut parler de l’œuvre de Lahcen Farsaoui qui travaille sans clameur, sans tapage et avec passion discrète pour jardiner la plasticité de la lettre. De prime à bord, on voit bien que l’artiste se sert des motifs poétiques pour décrire une expérience intérieure. Mais sa plasticité reste toutefois ouverte, car elle reprend inlassablement le questionnement primaire et éternel, sur les zones d’ombre de la conscience humaine. La poésie, notamment mystique, est l’apanage de ce monde béat et énigmatique. Sa démarche s’inscrit dans une quête perpétuelle d’un style singulier. Pour ce faire, il se dépasse continuellement en célébrant la lettre sans être dans la mouvance de l’art contemporain dont la matrice est la destruction. Son acte calligraphique ou son « Khat » (ligne) se veut un art vivant qui se déploie en place selon une surface à géométrie variable.

Sa palette est constituée de pigments naturels, et son texte suit l’orientation du terrain. C’est du geste lui-même et à l’encrage du calame qu’il faut s’en prendre. Sur papiers arches ou canson, parfois marouflés, l’artiste préfère l’acrylique qui permet à ses toiles de respirer en donnant à l’encre aquarelle un aspect lumineux, éclatant et transparent. Le choix délibéré du papier notamment le canson offre des dégradés de couleur sublimes et délicats. Inlassablement, Lahcen Farsaoui, malgré sa vulnérabilité physique, revient à l’attaque en imbriquant les traits.

Les règles qu’il s’impose s’apparentent à la pratique du rituel et le savoir qu’il nous transmet trace sa route à son insu. Il est intimement convaincu que l’œuvre instaurée s’identifie par sa résonance aux fragments poétiques qu’il réinvente. Ainsi, la lettre qui fait signe est avant tout une fenêtre picturale, un lieu imprévu qui se tisse occasionnellement entre les lettres miniaturisées. Toutefois, Farsaoui essaie de nous accoutumer en la nécessité de l’errance et aux dédales, plus ou moins lisibles. La surface qu’il occupe est plus proche d’un corps et le souffle qu’il retranscrit devient aussi fugace qu’un sourire.

L’artiste se trouve face à une circonférence dont la distance n’a pas à être démontrée, une configuration qu’il doit d’abord arpenter sans se soucier d’avoir quelque chose à dire explicitement. Il s’habitue au travail de la main, à la respiration des traits et aux espaces précis que l’un et l’autre se sont ménagés. Il repère ses élans successifs en recourant à des contrastes afin de détecter un axe autour duquel s’articule le signe. Si des regroupements s’imposent, il s’immergera dans l’ensemble du texte. Il décrit les espaces à remplir et répartit les pleins et les déliés et captera en un seul et même geste toute la richesse du travail.

« Si tu as vu dans Ma vision la destruction des lieux et de la terre, tu ne bougeras pas, même si tu voles avec un oiseau dans le secret de toi-même pour que tu saches ton éternité par toi, et Ma possession de toi ».
Al Niffari, Le livre des extases

On parle à son sujet de forces qui structurent le signe puis le désorganisent. Il ne s’agit pas d’un signe à l’état latent, mais d’une matrice vers laquelle il destine telle ou telle séquence de son œuvre. L’artiste avoue lui-même qu’il ne sait pas ce qui l’attend. Il ne sait pas si le fond est prioritaire ou si la forme a une nature dominante, mais il exprime ce qu’il pressent au gré de son inspiration/ respiration. En affirmant que le monde musulman a besoin du Beau sans tomber dans le mimétisme occidental, Farsaoui, à la manière d’un Hassan Massoudi ou d’Abdollah Kiaie, sait mieux concrétiser le savoir du peintre et mener un labeur artistique à son point. Son œuvre est à la fois une oscillation et une sensation. Son travail en apesanteur nous incite à larguer les amarres et à deviner le trajet du calame à la seule force de l’écume. Il ressort une odyssée qui s’annonce comme un éternel départ. Partant non pas de calligraphie mais d’interprétation graphique, Farsaoui a recours à la micrographie, à l’élongation des figures centrales puis à un foisonnement proche du labyrinthe, parfois à l’anthropomorphisme qui joue sur les effets d’optique ; le tout agit en symbiose et devient porteur des motifs picturaux. Ainsi, la ligne chez lui peut se refermer, comme elle peut s’ouvrir spontanément, jouer sur des procédés sommaires, opter pour des contrastes. Cette même ligne déborde de ressources : elle est tantôt oblique, tantôt brisée ou nivelée.

Quand l’artiste s’identifie au texte poétique, la ligne prend une forme ascendante ou descendante, ou même préfère les pleins et les déliés. On dit souvent que le tempo des lignes est comparable à celui des vagues, et qu’à l’instar du flux et du reflux, elles se succèdent l’une à l’autre. La lettre se profile sur le support à la manière d’une silhouette. On dit qu’elle a les sens en alerte et qu’elle peut même, le temps d’un paragraphe faire le grand écart. On voit bien que l’artiste devine les réflexes d’un signe et sait pressentir qu’une lettre peut être audacieuse qu’une autre. La répétition chez lui n’est jamais monocorde, mais un acte qui, par succession même, prédispose au temps de l’écriture. Elle est aussi un geste de mémoire. L’artiste offre au tracé une liberté d’action. Entre deux déplacements, il a soin de prolonger ses pauses et laissera à la lettre l’espace nécessaire à sa reprise.

L’artiste comprend la translation des traits, l’impétuosité ou la tension qui les animent, et le décalage progressif des angles d’écriture. Il procède, ensuite à la rotation des lignes, à la décomposition des formes, à l’éclat puis au crépuscule des lettres. Farsaoui reste un artiste lecteur de signes et instaurateur de références plastiques. Il recycle son lettrisme riche de prétextes et son voyage s’apparente à la surface du tableau qu’il considère aussi un alphabet. Son œuvre s’inscrit dans l’esthétisme vocal où les moyens mis en acte sont au cœur de la trace. On y pressent une texture qui se prend à son propre jeu, et qu’on devine sous le plissement des signes. Les textes qu’il capture enfin nous parlent de l’être mais la plasticité de la lettre sauve la parole de sa déchéance et c’est le silence qui mêle l’écriture à ses glissements de terrain.

Hassan Laghdache

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