Édito – Quand Ssi Akhannouch nous chante: « Don’t worry, be happy! »

Par Ali Bouzerda


« D’abord, d’abord il y a l’ainé… », ainsi débute Jacques Brel sa chanson immortelle « Ces gens là ». Et pour cause, tout d’abord, il faut faire le distinguo entre le personnage de Ssi Aziz en tant que businessman et milliardaire en dollars et celui de Ssi Akhannouch en tant qu’homme politique et chef d’un gouvernement de coalition tripartite.

En fait, ce sont deux personnages qui agissent et réagissent selon les circonstances, les opportunités et les agendas déterminés à l’avance mais jamais au hasard. Il est difficile de dire qui prend le dessus sur l’autre au moment de prendre des décisions cruciales?

Au fait, le hasard dans ce cas de figure n’existe pas et se faire des illusions à ce propos serait d’une naïveté enfantine ou comme on disait au XII siècle, « prendre des vessies pour des lanternes ».

Lors de l’interview accordée en exclusivité, le mardi 3 novembre 2022 au site d’info privé hespress.com et non comme le veut la tradition, à l’une des trois chaînes nationales (SNRT, 2M, Médi1 TV), Ssi Akhannouch, chef de l’Exécutif a fait de l’esprit devant les téléspectateurs en tant qu’homme d’État. Tandis que son avatar, lui, serait resté tranquillement dans son petit coin en naviguant sur la Toile à traquer « les hmizates » (les opportunités d’investissement lucratives),  un peu comme ce qui se passe déjà dans le monde virtuel du Métavers.

Le personnage-avatar, on y reviendra par la suite.

Quand au premier personnage qui occupe la Primature depuis 2021, il a fait recours à une argumentation réthorique pleine de promesses pour un monde meilleur où la justice sociale seraient l’objectif à atteindre d’ici 2026. Soyez patients, « nous sommes sur la bonne voie… », nous promet Ssi Akhannouch.

En fait, il ne faut pas se leurrer « les promesses n’engagent que ceux qui les croient », dit-on.

Bref, « la réthorique est une manipulation de l’auditoire », avertissait le philosophe grecque Platon.

En d’autres termes : c’est la technique de parler et d’argumenter en noyant le poisson dans l’eau, alors que le petit peuple, en temps de crise, attend des actions concrètes qui mettent fin à ses soucis quotidiens.

Par ailleurs, le projet en cours d’une « redistribution de richesse » qui concerne quelques 8 millions de la population marocaine, serait le prélude au démantèlement définitif et non graduel des subventions de la Caisse de Compensation car ils coûtent plus de 26 milliards de dirhams. « Une lourde charge pour l’Etat », nous dit cet homme politique qui est aussi à la tête du parti libéral de la colombe. Les pères fondateurs de ce parti ont toujours eu une fibre libérale bien distinguée dont Ssi Akhannouch est actuellement le Porte-flambeau.

Le schéma est simple : à partir de 2024, le gouvernement Akhannouch va libéraliser d’un seul coup le prix de la bonbonne de gaz, du sucre, de l’huile et du blé tendre.

En un mot, « il faut serrer encore la ceinture ». Alors on se demande si cette « frange » de la population qui bénéficiera d’un soutien constant financier de l’Etat – – Ssi Akhannouch s’est refusé de dévoiler les montants qui seront alloués à chaque famille- -,  pourra-t-elle vraiment supporter l’impact de cette libéralisation sauvage des prix ?

La question qui se pose : Ssi Akhannouch n’est-il pas en train de s’aventurer sur des sables mouvants ? Ira-t-il jusqu’à ouvrir la boîte de Pandore que ses prédécesseurs se sont abstenus de faire?

« Les émeutes du pain » de 1981 à Casablanca, lors d’une conjoncture de sécheresse est toujours dans les mémoires. Les gens sont sortis dans des marches de protestation pour dénoncer les reductions – et non la suppression – des subventions, ainsi que l’augmentation brutale des prix de 14 à 77% des prix du blé tendre, l’huile de table, le beurre et la farine.

Ssi Akhannouch a essayé, ce jeudi soir, de convaincre ceux qui ont bien voulu suivre patiemment ses explications trop chiffrées, en faisant des comparaisons relatives aux prix de l’électricité en Espagne et qui auraient triplé par rapport à ceux pratiqués chez nous. Mais le journaliste, à la coupe de cheveux et lunettes style Andy Garcia, aurait oublié au passage de rappeler à Ssi Akhannouch que le PIB chez nos voisins ibériques est de $41.000 par habitant, soit 4 fois celui du Maroc dont l’économie est émergente et ultra-sensible au changement climatique.

Passons… mais le plus important dans tout cela, il y a eu comme «  un trou noir » dans les questions – réponses sur « le comment et le pourquoi » des prix des carburants qui ont flambé outre mesure au Maroc entraînant une flambée des prix de première nécessité et des services. Bien évidemment, il a parlé de « la crise ukrainienne » et ses conséquences… que mêmes les enfants dans les crèches en ont une idée dessus.

À propos de ce sujet qui fâche, on peut interpeller ici « le personnage-avatar » de Ssi Aziz, au sujet de ses firmes qui importent plus de 25% des produits pétroliers raffinés, soit pas moins de trois millions de tonnes sur un total de 12 millions de tonnes consommées annuellement au Maroc.

Depuis la fermeture et la mise en liquidation de la raffinerie Samir en 2016, le pétrole raffiné n’est toujours pas acheté exclusivement sur le marché de Rotterdam ou en Europe mais certaines importateurs se seraient approvisionnés dans des marchés « open » du Golfe, comme à Dubaï  par exemple, où la tonne de brut raffiné russe peut coûter parfois l’équivalent de $500 la tonne seulement.

Supposons : si des quantités non négligeables de ce pétrole auraient trouvé leur chemin vers le marché national à $1200 la tonne, le ou les distributeurs pourraient se faire des « c… en or » en un laps de temps, avec une marge bénéficiaire qui peut atteindre parfois $700 la tonne.

En temps de crise ou de guerre comme celle d’Ukraine, le principe fondamental « is business as usual », disent les anglo-saxons. D’ailleurs, les hommes d’affaires avertis ratent rarement des occasions « en or », surtout quand il s’agit d’or noir.

Sur la polémique de la hausse des carburants, on a juste entendu le narratif classique sur « l’aide financière et subventions » aux transporteurs et à l’ONEE mais pas d’explication rationnelle sur la différence des prix pratiqués au Maroc et ceux en Espagne (prix raisonnables). On est resté sur notre faim malheureusement car une fois de plus le journaliste n’a pas pu aller au-delà des fameuses « lignes rouges ». Pas de « scoop » non plus sur les marges bénéficiaires des 7 soeurs pétrolières au Maroc, à commencer par Afriquia ? Un secret professionnel ou plutôt un tabou sur « l’abc de l’enrichissement » dans le secteur, au moment où de nombreux citoyens – consommateurs arrivent difficilement à joindre les deux bouts chaque fin de mois ?

En bref, une sortie médiatique de Ssi Akhannouch axée sur le butane, du style : calmez-vous, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. « Il n’y aura pas de changement dans les prix, pas d’augmentation dans le prix de la bonbonne de gaz ». Quoique le gouvernement subventionne en valeur 140 DH/bonbonne, le prix sur le marché de ces bouteilles de gaz restera fixe à 40 DH.

On a presque envie de dire, les larmes aux yeux: « merci papa».

Quel cinéma !

Sur un autre registre, des gens ont été sensibles aux appels du chef de l’Executif, notamment les appels à « la miséricorde d’Allah » car la pluie n’est toujours pas au rendez-vous en ce de début novembre, période cruciale pour l’agriculture. À noter que, près de la moitié des marocains vit à la campagne et le secteur représente près de 20% du PIB.

Et en parlant avec la casquette de chef de gouvernement, bien évidemment, Ssi Akhannouch a répété plus d’une fois :

« Allah yarhamna » (Que puisse Allah nous accorder sa miséricorde). Les téléspectateurs avertis se sont demandés si le chef du gouvernement s’est-il soudainement rappelé la célèbre sagesse : « Au Maroc, gouverner, c’est pleuvoir ». Cette phrase fût prononcée par Théodore Steeg, résident général au Maroc (1925 à 1929) et qu’à tort on attribue souvent au Maréchal Lyautey.

À cette époque déjà, Steeg savait mieux que quiconque que l’ensemble des équilibres économiques et politiques au Maroc peuvent être remis en cause sous l’effet d’une sécheresse.

Ssi Akhannouch, 61 ans, a passé beaucoup de temps dans les rouages du tentaculaire portefeuille de l’Agriculture, ne serait-ce que depuis 2007. Il est conscient de la conjoncture et connaît bien la musique. Il a joué la bonne partition en restant prudent, optimiste, droit dans ses souliers bien cirés et sans évoquer de sujets qui fâchent…

In fine, nous, citoyens du « plus beau pays du monde », selon le slogan de l’Office national du tourisme, Ssi Akhannouch veut bien nous mener en bateau en chantant la chanson de Bobby McFerrin : « Don’t worry, be happy » (Cessez de vous inquiétez, soyez heureux).

Cela m’a aussi rappelé la chanson de ce film pour enfants de Walt Disney « Mowgli » tiré du « Livre de la Jungle » de Rudyard Kipling. « Trust in me, just in me, shut your eyes, trust in me… » (Fais-moi confiance, à moi seulement, ferme tes yeux, fais-moi confiance…).

Le fin mot de l’histoire, Mowgli n’a pas été hypnotisé par les paroles doucereuses du reptile. heureusement…

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