[Analyse] – Quel impact de la crise ukrainienne sur la zone MENA ? (1/3)

Par Dr. Mohammed Chtatou


Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont particulièrement graves au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et pas seulement en raison de l’importance des producteurs de pétrole du Golfe, car la guerre a bouleversé les marchés énergétiques mondiaux. La sécurité alimentaire était déjà menacée dans la région avant la guerre, car elle dépend fortement des importations de denrées alimentaires en provenance de Russie et d’Ukraine, en particulier du blé. Les plus grandes fractures que la guerre a révélées dans la politique étrangère des États-Unis concernent également certains des plus proches alliés de Washington au Moyen-Orient.

Le vote à l’ONU

À quelques exceptions près, les États musulmans du Moyen-Orient ont généralement réagi avec prudence à la guerre actuelle en Ukraine. La grande majorité des pays arabes, ainsi que la Turquie, se sont abstenus de condamner l’invasion de la Russie ou de prendre parti pour l’Ukraine, alliée des États-Unis et de l’Occident.

Aujourd’hui, plusieurs pays arabes – Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Tunisie, Bahreïn, Oman, Liban, Libye, Koweït et Qatar – ainsi que la Turquie ont voté en faveur d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la Russie. Le Maroc n’était pas présent. La résolution a été adoptée par une marge de 141-5, avec 35 abstentions.

Au sujet du vote arabe Ehsan Salah écrit dans Mada:

‘’L’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont joints mercredi à 138 autres nations pour voter en faveur d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies exigeant que la Russie mette fin à son invasion de l’Ukraine et retire toutes ses troupes.

Le geste des trois puissances régionales est intervenu deux jours seulement après leur signature d’une déclaration de la Ligue arabe qui ne condamnait pas la Russie et appelait plutôt à la diplomatie, à éviter l’escalade et à tenir compte de la situation humanitaire.

Le vote de l’Assemblée générale des Nations unies a également constitué une volte-face pour les Émirats arabes unis, qui se sont abstenus de voter la semaine dernière une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant que la Russie mette fin à son invasion de l’Ukraine. Les EAU, membre non permanent et président en exercice du Conseil de sécurité, se sont joints à la Chine pour s’abstenir alors que la Russie opposait son veto à la résolution. À l’époque, le conseiller diplomatique émirati Anwar Gargash a justifié cette décision en déclarant que les EAU « estiment que prendre parti ne ferait qu’engendrer davantage de violence. » ‘’

Comme prévu, la Syrie – principal allié arabe de la Russie dans le monde arabe – a voté contre. L’Irak, l’Algérie et le Soudan se sont abstenus. L’Iran s’est également abstenu, après avoir exhorté la Russie à se retirer « immédiatement » d’Ukraine.

Avant le dépôt de cette résolution, le monde arabe, la Turquie et l’Iran avaient exprimé leur inquiétude quant aux implications humanitaires de la guerre et appelé à une résolution pacifique de la crise. Selon l’Ukraine, plusieurs milliers civils ont été tués jusqu’à présent. Les efforts déployés par les pays arabes et la Turquie pour trouver un juste équilibre visaient à ne froisser ni la Russie ni l’Ukraine.

Israël a adopté la même politique de neutralité soigneusement calibrée. Aux Nations unies, cependant, Israël a voté avec la majorité des 193 États membres contre la Russie.

La prudence affichée par les États musulmans était compréhensible. Plusieurs pays arabes, notamment l’Égypte et l’Irak, dépendent des exportations de blé russe et ukrainien et des armes et munitions russes. La Turquie a noué des liens commerciaux et militaires particulièrement étroits avec l’Ukraine et la Russie. L’Iran, qui est allié à la Russie pour soutenir le régime du président syrien Bachar al-Assad, a eu tendance à pencher vers la position du gouvernement russe.

Le 28 février 2022, quatre jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les 22 membres de la Ligue arabe au Caire ont publié une déclaration sur la guerre Russie-Ukraine. Plaidant pour la retenue et appelant à une solution diplomatique, la Ligue arabe a pris note de « l’importance de respecter les principes du droit international. » On pourrait y voir une critique implicite de la violation par la Russie des frontières de l’Ukraine.

Les Émirats arabes unis se sont joints à la Chine et à l’Inde pour s’abstenir sur une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant le retrait immédiat de la Russie d’Ukraine.

Le ministère libanais des affaires étrangères a fustigé la Russie, condamnant « l’invasion du territoire ukrainien » et appelant à un arrêt immédiat des opérations russes et à un « retour au dialogue et aux négociations comme meilleur moyen de trouver une solution. »

Dans un message sur Twitter, Najla el-Mangoush, la ministre des affaires étrangères de la Libye – une nation en proie à une guerre civile – a dénoncé l’invasion de la Russie comme « une violation du droit international. »

La Syrie a fait l’éloge de l’intervention militaire de la Russie en Ukraine. Lors d’un appel téléphonique avec le président russe Vladimir Poutine, Assad a déclaré que « les nations occidentales portent la responsabilité du chaos et du bain de sang » en Ukraine. « Le président Assad a souligné que ce qui se passe aujourd’hui est une correction de l’histoire et un rétablissement de l’équilibre de l’ordre mondial après la chute de l’Union soviétique », indique un communiqué du gouvernement syrien.

Faisant référence à la guerre civile en cours en Syrie et à l’accusation russe selon laquelle des néonazis sont à la tête du gouvernement pro-occidental du président Vlodymyr Zelensky, M. Assad a accusé l’Occident d’utiliser « des méthodes sales pour soutenir le terrorisme en Syrie et les nazis en Ukraine ».

Ni l’Autorité palestinienne, qui gouverne certaines parties de la Cisjordanie, ni le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza, n’ont condamné la Russie. Ils sont restés ostensiblement silencieux alors que les chars et les véhicules blindés de transport de troupes russes ont fait irruption dans les villes ukrainiennes.

Guerre en Ukraine et crise énergétique – Cartooning for Peace

Le chef du Hamas, Khaled Mashaal, aurait exhorté la Russie à « mettre fin à l’invasion … et au meurtre de civils ». Mais la direction du Hamas a démenti les commentaires « fabriqués » qui lui sont attribués, et a publié une déclaration affirmant que le statut de superpuissance unipolaire des États-Unis avait pris fin.

Le Hamas entretient des liens cordiaux avec la Russie. L’année dernière, une délégation du Hamas s’est entretenue avec le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhail Bogdanov, à Moscou. Auparavant, la Russie avait participé aux efforts visant à apaiser la rupture de longue date entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, dirigée par Mahmoud Abbas.

Pour les Palestiniens l’invasion russe de l’Ukraine est la cause d’un vrai dilemme d’après Stéphanie Khouri qui a écrit à ce sujet dans L’Orient-le Jour ce qui suit :

‘’Derrière le front en apparence soudé pourtant, les motivations divergent. Certains, notamment le parti Hadash issu de la mouvance communiste, refusent de prendre position pour des raisons idéologiques. D’autres, à l’instar du député Odeh Basharat, proclament haut et fort leur appui aux Ukrainiens, tout en condamnant la collusion entre le gouvernement israélien et M. Zelensky, qui a systématiquement soutenu la ligne officielle israélienne, qu’il s’agisse de la campagne militaire contre Gaza en mai dernier, des évictions à Sheikh Jarrah ou du statut de Jérusalem. « Cet homme représente un non à l’occupation, mais seulement lorsqu’il s’agit de l’Ukraine », regrette Nour Odeh, analyste politique et membre de l’opposition à Ramallah, qui souligne l’absurdité de demander la fin d’une occupation devant un pouvoir qui en maintient une autre depuis plus d’un demi-siècle.

La séquence met en réalité les Palestiniens face à un dilemme difficilement surmontable. D’un côté, la liturgie autour de la résistance contre l’occupant russe suscite un émoi et réveille un sentiment de solidarité chez une partie des Palestiniens. « Sur le plan humain, il n’y a rien que de la sympathie envers les Ukrainiens », insiste Nour Odeh. En même temps, le souvenir d’une Russie protectrice héritée de l’ère soviétique et l’aversion envers le chef de l’Etat ukrainien poussent certains à se désolidariser du leadership ukrainien. « Parmi les élites, il y a un soutien marqué en faveur des Russes, émanant d’une forme de nostalgie pour l’Union Soviétique, d’une volonté de soutenir tout acteur faisant face aux Etats-Unis, ou encore d’une certaine frustration face au lien ukraino-israélien…’’, indique Ghaith el-Omari, chercheur au Washington Institute for Near East Policy.’’

Ce dernier a rencontré Poutine à plusieurs reprises ces dernières années pour convaincre la Russie de la nécessité de convoquer une conférence internationale sur le conflit israélo-arabe. Comme Abbas, la Russie est favorable à une solution à deux États pour le résoudre.

Peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amirabdollahian, a appelé à un cessez-le-feu et a affirmé que la crise avait « pour origine les provocations de l’OTAN. »

Le chef suprême de l’Iran, l’ayatollah Khamenei, a repris un thème similaire. Dans un discours prononcé mardi 1 mars 2022, il a imputé la responsabilité de la guerre actuelle aux Etats-Unis et à l’Occident. La cause profonde de la guerre, a-t-il dit, est ancrée dans les politiques des puissances occidentales. Sans mentionner une seule fois la Russie, il a qualifié le gouvernement de Zelensky d' »État fantoche » de l’Occident.

Sur ce point, Ghazal Golshiri a écrit dans Le Monde du 2 mars 2022 :

‘’Parler d’un conflit en omettant de mentionner le nom du principal belligérant : c’est l’exercice auquel s’est livré le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, pour parler de la guerre en Ukraine. A l’occasion d’un discours d’une quarantaine de minutes prononcé le 1er mars depuis Téhéran – le premier depuis le début de l’offensive russe, le 24 février –, la première autorité du pays s’est bien gardée de prononcer ne serait-ce qu’un mot ayant trait à la Russie, un proche allié politique de l’Iran. Ceci alors même que les militaires russes intensifient leurs bombardements dans Kiev et que la deuxième ville du pays, Kharkiv, est encerclée.

Ali Khamenei a au contraire mentionné une vingtaine de fois le mot « Etats-Unis » et une dizaine fois le mot « Occident », sur lesquels il impute la responsabilité de la guerre actuelle. « L’Ukraine a été la victime des politiques déstabilisatrices des Etats-Unis. Ce pays a conduit l’Ukraine dans la situation actuelle, en se mêlant des affaires internes de ce pays, en organisant des rassemblements contre les gouvernements et en créant des révolutions de velours, des coups d’Etat », a soutenu Ali Khamenei, répétant le récit officiel du régime iranien selon lequel les racines de tout conflit ou soulèvement résident dans les ingérences américaines et occidentales.

Poursuivant son propos, le Guide suprême a également laissé entendre que le gouvernement ukrainien était dépourvu de tout appui de la part de sa propre population. « Le peuple est le plus grand soutien des gouvernements. Si le peuple ukrainien était entré en scène, la situation du gouvernement ukrainien aurait été différente. Les gens ne sont pas là parce qu’ils ne croient pas dans le gouvernement », a dit Ali Khamenei, alors que l’armée ukrainienne résiste et qu’un grand nombre d’hommes et de femmes rejoignent les unités de volontaires en Ukraine depuis le début de l’offensive russe. Il a également fait abstraction de la popularité grandissante du président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Selon une étude publiée en février par le centre Razumkov, 90 % des Ukraniens plébiscitent leur président, contre 45 % avant l’offensive’’.

Les relations bilatérales entre l’Iran et la Russie sont telles que, lors de son premier voyage officiel à l’étranger depuis son élection en juin dernier, le président iranien Ebrahim Raisi s’est rendu à Moscou pour rencontrer Poutine. Sa visite a eu lieu en janvier 2022.

Le prédécesseur de Raisi, Hassan Rouhani, a visité la Russie en 2017, après quoi le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a tweeté que la Russie et l’Iran avaient rédigé un accord-cadre pour un accord de coopération stratégique de 20 ans. Cet accord était destiné à remplacer un accord signé pour la première fois par le président Mohammad Khatami.

L’Iran et la Russie entretiennent d’importantes relations commerciales. Et en Syrie, ils se sont alliés aux forces armées syriennes et au Hezbollah pour lutter contre les rebelles syriens qui tentent de renverser le régime d’Assad.

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La Turquie, seul membre musulman de l’alliance de l’OTAN, a envoyé des signaux contradictoires à la Russie. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a vendu des drones armés à l’Ukraine et a développé des liens cordiaux avec Zelensky. Dans le même temps, il a acheté le système de défense antimissile S-400 à la Russie, se mettant ainsi à dos les États-Unis et leurs alliés et disqualifiant la Turquie pour l’achat d’autres avions de combat furtifs F-35 aux États-Unis. Jusqu’à la condamnation officielle de l’invasion russe par la Turquie, Erdogan a appelé l’OTAN à adopter une position plus ferme contre la Russie. « Aucune action n’a été entreprise », a-t-il récemment déclaré dans une référence mordante à la politique de non-intervention militaire de l’OTAN dans la guerre. L’ambassadeur d’Ukraine à Ankara a demandé à la Turquie de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles – les liaisons maritimes entre la mer Noire et la mer Méditerranée – aux navires russes. En vertu de la convention de Montréal de 1936, la Turquie est responsable de la gestion du trafic dans ces eaux.

Répercussions

À l’instar de l’invasion américaine de l’Irak, dont les conséquences en cascade se manifestent encore aujourd’hui, l’invasion russe de l’Ukraine catalysera de nouveaux conflits violents et une diplomatie de mauvaise foi dans un Moyen-Orient et une Afrique du Nord fragiles. Les chocs immédiats seront assez énormes : perturbation des approvisionnements alimentaires, flambée des prix de l’énergie et réalignement diplomatique soudain autour de blocs pro-russe et pro-Ukraine. À long terme, la belligérance de la Russie ouvrira davantage la voie à une politique d’État renégate. De nombreuses puissances du Moyen-Orient aimeraient faire pencher la balance en leur faveur sur une question ou une autre.

L’invasion américaine de l’Irak a fatalement affaibli les arguments en faveur du droit et des normes internationales. L’invasion de l’Ukraine par la Russie va encore plus loin dans la normalisation de pratiques terribles, allant des crimes de guerre planifiés à grande échelle à la désinformation mondiale, en passant par un mépris presque pathologique des faits. D’autres États hors-la-loi s’en inspireront et accéléreront leurs propres projets malveillants. Dans le sillage de la guerre d’Ukraine et de la polarisation mondiale qu’elle a déclenchée, nous pouvons nous attendre à une approche encore plus transactionnelle des ventes d’armes et des comportements dictatoriaux, ainsi qu’à un plus grand élan en faveur de marchandages mercantiles ou autoritaires avec les mauvais gouvernants.

Les répercussions de la guerre en Ukraine au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pourraient servir de catalyseur à la prochaine vague importante de soulèvements dans les États fragiles de la région MENA. Deux facteurs clés émanant de l’Ukraine pourraient servir d’étincelle aux protestations populaires et à l’instabilité dans toute la région. Premièrement, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a ébranlé les marchés mondiaux de l’alimentation et de l’énergie, provoquant de fortes poussées inflationnistes et des pénuries. Ces chocs alimentaires et énergétiques ont déjà durement touché le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. L’Égypte, grand importateur de blé, a connu des augmentations significatives des prix du pain et d’autres denrées alimentaires, juste au début du ramadan, ce qui a suscité des plaintes sur les médias sociaux. En Irak et au Soudan, la colère populaire s’est déjà traduite par des manifestations de rue. La hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants aggrave la crise économique du Liban, qui est au bord de l’effondrement.

Au sujet de l’impact de la guerre en Ukraine sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Ferid Belhej écrit dans la publication régulière du Middle East Institute :

 » …plusieurs économies de la région MENA seront matériellement et négativement affectées par le conflit en Ukraine (par exemple, le Liban, la Syrie, la Tunisie et le Yémen). Il s’agit des pays qui dépendent principalement de l’Ukraine et/ou de la Russie pour leurs importations alimentaires, et notamment pour le blé et les céréales. La crise va perturber les chaînes d’approvisionnement en céréales et en oléagineux, augmenter les prix des denrées alimentaires et faire grimper les coûts de production nationaux dans l’agriculture. La réduction des rendements et des revenus, en particulier pour les petits exploitants, aura des conséquences néfastes sur les moyens de subsistance et affectera probablement de manière disproportionnée ceux, parmi les pauvres et les vulnérables, qui dépendent de l’agriculture pour leurs revenus. Les pays déjà fragiles de la région MENA – comme la Syrie, le Liban et le Yémen – où la crise ukrainienne risque de compromettre gravement l’accès à la nourriture, sont au premier rang de nos préoccupations. La Syrie importe environ deux tiers de sa consommation de nourriture et de pétrole, et la plupart de son blé provient spécifiquement de Russie. Le Liban importe d’Ukraine et de Russie plus de 90 % de ses céréales et ne dispose que d’environ un mois de réserves de céréales. Le Yémen importe environ 40 % de son blé des deux pays en guerre. Les personnes en situation de crise ou, pire encore, d’insécurité alimentaire aiguë au Yémen sont passées de 15 millions à plus de 16 millions en seulement trois mois, à la fin de 2021. La guerre en Ukraine ne fera qu’aggraver cette dynamique déjà peu réjouissante au Yémen. « 

Deuxièmement, l’invasion russe a également provoqué la crise de déplacement la plus rapide depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, imposant des exigences encore plus grandes à une architecture d’aide humanitaire déjà surchargée. Compte tenu de cette demande accrue, une éventuelle pénurie de fonds humanitaires mettrait encore plus à l’épreuve les pays qui accueillent des réfugiés, comme le Liban et la Jordanie. L’aide aux réfugiés et aux communautés d’accueil dans ces pays est souvent le seul filet de sécurité qui protège les familles appauvries du dénuement le plus total. Sans cette aide, le bas de laine de la protection sociale s’effondrera, avec des conséquences imprévisibles.

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Comment le Monde arabe a réagi et pourquoi

La première résolution du Conseil de sécurité des Nations unies contre l’invasion de l’Ukraine a été proposée le 25 février, et les Émirats arabes unis, un allié clé des États-Unis, se sont abstenus, publiant par la suite des déclarations publiques que certains ont interprétées comme considérant comme légitimes les griefs énoncés par la Russie. Trois jours plus tard, la Ligue arabe, qui regroupe 22 États arabes, a publié une déclaration qui ne condamnait pas l’invasion de la Russie et offrait peu de soutien aux Ukrainiens.

Quelques jours plus tard, cependant, la situation avait changé. Lorsque la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la Russie a été adoptée à une écrasante majorité, elle a été soutenue par les Émirats arabes unis, ainsi que par l’Arabie saoudite et l’Égypte, deux des États arabes les plus puissants. Il est clair que la pression occidentale, et plus particulièrement américaine, a fait son œuvre. Mais compte tenu de l’alignement de la quasi-totalité de l’élite politique arabe sur Washingon DC, et sur l’Occident en général, pourquoi une telle pression a-t-elle été nécessaire ? Surtout pour un cas aussi flagrant de violation de la souveraineté d’un État, que même les autocrates les plus dictatoriaux de la région tiennent à défendre ?

Toutefois, d’après Pierre Razoux, l’invasion de l’Ukraine a surpris le monde arabe à plus d’un titre :

‘’L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie (24 février 2022) a surpris les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les plaçant dans une situation très inconfortable. La plupart d’entre eux entretiennent en effet des relations nourries avec la Russie dans de nombreux domaines (énergie, armement, agroalimentaire, tourisme) et s’accommodent parfaitement du discours autocratique et révisionniste du maître du Kremlin. Leur dirigeant comme leur population n’ont pas été insensibles à ses provocations à l’encontre des Américains et des Européens ; nul doute que certains d’entre eux espéraient secrètement une victoire de la Russie qui ne ferait qu’affaiblir davantage une Europe jugée molle et prête à tous les compromis. D’autres s’interrogent sur la fiabilité de la protection américaine et se cherchent de nouveaux parrains. Les pays de cette vaste région ont en tout cas tardé à réagir officiellement, refusant de s’exprimer sur le conflit ; les Emirats arabes unis, seul membre arabe du Conseil de sécurité, se sont d’ailleurs abstenus lors du vote de ce même Conseil (27 février) demandant la condamnation de l’invasion russe, et ce malgré les pressions américaines.’’

Il n’y a qu’un seul dirigeant arabe qui soit véritablement pro-Poutine : le régime d’Assad en Syrie. Tous les autres États arabes privilégient généralement leurs liens avec l’Occident, et aucun n’essaie de se tourner vers Moscou. Mais cela ne signifie pas que les États arabes sont hostiles au Kremlin. Ils voient généralement en la Russie une puissance mondiale importante qui continue d’avoir de l’importance dans leur région – et qui intervient parfois d’une manière qui sert leurs intérêts. Moscou est également une capitale avec laquelle il est utile de « flirter » publiquement lorsque les relations sont tendues avec les capitales occidentales (notamment Washington DC).

Ainsi, les réactions complexes des États arabes à l’invasion de l’Ukraine concernent bien moins la Russie que l’Occident. Au cours de la dernière décennie, les dirigeants arabes ont eu le sentiment croissant que l’Occident est un partenaire peu fiable. Cela est dû en partie à leur attente autocratique que l’Occident soutienne les autocrates alliés de l’Occident comme l’Égyptien Hosni Moubarak pendant les soulèvements arabes de 2011, une position qui aurait franchement été conforme à la politique occidentale jusqu’alors et depuis. Mais il y a aussi une conscience aiguë que l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, n’ont pas montré la volonté de tenir leur rang sur plusieurs théâtres : de la soi-disant  » ligne rouge  » en Syrie sur les armes chimiques en 2013, à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, en passant par l’abandon chaotique de l’Afghanistan en 2021. De nombreux dirigeants arabes notent également avec inquiétude que le « pivot vers l’Asie » de l’Amérique est un pivot qui s’éloigne de la région arabe.

Dans les premiers jours de l’invasion russe, il était clair que les États arabes voulaient garder leurs options aussi ouvertes que possible, et ne pas s’aliéner Moscou s’ils n’en avaient pas besoin. Cela ne fait pas d’eux des pro-Moscou ; cela signifie qu’ils estiment que le monde devient de plus en plus multipolaire et que l’Occident n’a pas donné beaucoup d’indications sur le prix à payer pour essayer d’être « relativement neutre ».

La situation a changé. L’Occident a signalé que l’invasion de la Russie n’est pas un cas où la « neutralité » fonctionnera, du moins pas si les États veulent maintenir le même type de relation étroite qui a jusqu’à présent caractérisé la plupart des liens entre les Arabes et les Occidentaux. Les États arabes savent que s’ils veulent poursuivre leurs efforts de modernisation – en termes de développements techniques, de technologie et d’investissements – il n’existe actuellement aucun substitut à l’Occident.

Cela ne signifie pas que les tensions disparaissent. Le dirigeant de facto de l’Arabie saoudite, Mohammed bin Salman, qui est toujours un peu un paria à Washington en raison de la croyance répandue qu’il a personnellement ordonné l’opération qui a conduit au meurtre de Jamal Khashoggi, tente d’utiliser la situation actuelle pour obtenir une concession du président Biden. MBS veut la reconnaissance de son statut de facto – comme l’a fait l’ancien président Donald Trump – et il est prêt à résister à l’idée de pomper davantage de pétrole brut pour faire baisser le prix du pétrole, qui a bondi à la suite de l’invasion russe, jusqu’à ce qu’il obtienne cette reconnaissance. En effet, certains rapports récents indiquent que MBS pourrait arriver à ses fins.

Il est peu probable que tout cela reste inchangé dans un an ou deux. L’Occident est en train de remodeler sa façon de s’engager sur la scène internationale, et tout cela aura un impact sur les diverses relations avec le monde arabe au sens large. En réponse, les États arabes vont faire leurs propres choix sur la façon de naviguer dans ces mêmes relations. Mais il ne faut pas sous-estimer le fait que l’invasion russe a remis en question certaines hypothèses de base dans ces relations – et il reste à voir quelles seront les nouvelles hypothèses.

Situation stratégique délicate

L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a placé les gouvernements de la région dans une situation stratégique délicate. Presque tous ont développé leurs relations avec Moscou au cours de la dernière décennie, à la fois en réponse au retour de la Russie dans la région en tant que grande puissance extérieure (via son intervention militaire en Syrie), et pour s’adapter à la réalité géopolitique d’un monde de plus en plus multipolaire dans lequel les États-Unis et leurs alliés européens ne semblent plus disposés à garantir la sécurité régionale. Les puissances régionales ont été également surprises par l’agression de la Russie contre l’Ukraine et par la rapidité du rapprochement et la détermination de l’Occident à affronter Moscou.

Cela explique en partie pourquoi la plupart des États du Moyen-Orient ont été si lents à formuler leur position vis-à-vis de la Russie et de sa guerre. Les seules réactions immédiates à la crise sont venues du Koweït, qui a condamné les actions de la Russie – ne sachant que trop bien ce que signifie être un petit État convoité par un voisin beaucoup plus grand – et du régime Assad en Syrie, qui a apporté son soutien à Moscou en reconnaissant les régions séparatistes de Louhansk et de Donetsk.

Le vote de l’Assemblée générale des Nations unies, le 2 mars 2022, a apporté un peu plus de clarté quant à la réaction des États régionaux : presque tous les États arabes, ainsi qu’Israël et la Turquie, ont approuvé la résolution qui « déplore dans les termes les plus forts » l' »agression contre l’Ukraine » de la Russie ; seuls l’Algérie, l’Irak, l’Iran et le Soudan se sont abstenus. Cependant, même parmi les pays qui ont voté en faveur de la résolution, la plupart ont continué à choisir leurs mots très soigneusement, s’abstenant de condamner explicitement les actions de la Russie – et plus particulièrement celles du président Vladimir Poutine.

La réticence des Émirats arabes unis à prendre parti a fait l’objet de la plus grande attention, principalement parce qu’ils sont le seul pays du Moyen-Orient à occuper un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Son abstention lors de la résolution du 26 février 2022 exigeant l’arrêt immédiat de l’attaque russe en Ukraine a provoqué la consternation à Washington, Londres, Paris et de nombreuses autres capitales occidentales. L’une des explications de la décision d’Abou Dhabi est qu’il voulait conserver la bonne volonté de Moscou pour une résolution que le Conseil a adoptée deux jours plus tard, dans laquelle les Houthis yéménites – qui ont récemment tiré des missiles balistiques et des drones explosifs sur les Émirats – étaient explicitement décrits comme un « groupe terroriste » ; la Russie s’est abstenue, permettant à la résolution de passer. Comme bon nombre de leurs voisins, les Émirats arabes unis considèrent la guerre en Ukraine comme un conflit européen, tandis que les Houthis soutenus par l’Iran constituent une menace directe pour leur sécurité nationale. Néanmoins, pour désigner officiellement les Houthis comme une organisation terroriste, les EAU auront besoin du soutien de Washington et d’autres capitales occidentales. Cela nécessitera une diplomatie habile de la part des EAU, qui chercheront à apaiser les craintes de l’Occident.

Pour Julie Connan de La Croix, cette neutralité de circonstance des Émirats arabes unis trouve son explication comme suit :

‘’Cette neutralité de circonstance trouve une première explication diplomatique, liée aux intérêts émiriens au Moyen-Orient. « Lundi, une résolution étendant à l’ensemble de la rébellion yéménite houthiste l’embargo sur les armes a été votée au Conseil. Or les Émirats avaient certainement peur qu’elle soit retoquée par la Russie s’ils approuvaient la résolution sur l’Ukraine », analyse Jean-Loup Samaan, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient de l’université de Singapour. Les EAU sont engagés depuis 2015 au côté de l’Arabie saoudite dans la coalition contre les Houthistes au Yémen. Or la Russie, quoique proche de l’Iran, soutien de cette rébellion, a bel et bien voté en faveur de ce texte.

Les Émirats ont aussi fait un calcul assez réaliste qui consiste à se dire qu’il y a plus à perdre en s’opposant à Poutine qu’à s’abstenir, ajoute le spécialiste du Golfe. Les États-Unis et les Européens sont mécontents mais passeront l’éponge. La France n’a d’ailleurs pas réagi compte tenu de nos propres intérêts bilatéraux (militaires et économiques). »’’

La difficulté de réagir à l’évolution de la situation en Ukraine sans compromettre leurs relations amicales avec Moscou a mis en lumière un dilemme pour de nombreux États arabes. Dans leur propre région, ils sont de fervents défenseurs des principes de souveraineté et de non-ingérence, des normes qu’ils ont accusé l’Iran d’avoir bafoué au cours des deux dernières décennies, tout comme la Russie le fait actuellement en Ukraine. D’autre part, lorsqu’il s’agit de leurs relations avec les puissances mondiales, les États arabes sont terrifiés à l’idée de devoir choisir leur camp.

Il est vrai que de nombreux dirigeants arabes ont su gérer la rivalité entre les superpuissances pendant la guerre froide et, bien que douloureuse, la perte des liens avec la Russie n’aura peut-être pas de conséquences dramatiques à court terme. Toutefois, à l’instar des responsables politiques occidentaux qui craignent que la Chine ne suive l’exemple de la Russie et n’attaque Taïwan, les États arabes craignent d’être un jour confrontés à un choix terrible entre les États-Unis – leur principal partenaire en matière de sécurité – et la Chine, le principal partenaire commercial de la région. Les pays de la région sont donc parfaitement conscients que la recherche d’un équilibre entre les puissances mondiales – aussi inconfortable soit-il – est une chose à laquelle ils doivent s’habituer.

Vous pouvez suivre le Professeur Mohamed Chtatou sur Twitter : @Ayurinu


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[Analyse] – Quel impact de la crise ukrainienne sur la zone MENA ? (2/3)

[Analyse] – Quel impact de la crise ukrainienne sur la zone MENA ? (3/3)


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