Promise par le Roi Mohammed VI en juillet 2020 au sortir de la première vague de Covid-19, cette réforme structurelle engage des défis considérables.
A Meknès, Fatima Zayda commence l’année rassurée : « Désormais, le jour où je tomberai malade, je serai couverte. » Lorsque cette commerçante de 50 ans a appris que le Marocallait élargir l’assurance maladie à 100 % de ses citoyens, elle n’a pas hésité à franchir le pas.
Depuis peu, elle détient une carte de sécurité sociale, cotise 130 dirhams par mois (12 euros) et perçoit ses premiers remboursements. Le projet du royaume de généraliser sa couverture médicale – en gestation depuis plusieurs années – n’est plus une ambition lointaine : en pleine pandémie, il entre dans sa phase concrète.
Malgré son économie dynamique, le Maroc accusait jusqu’alors un retard en matière de protection sociale sur ses voisins du Maghreb. Seuls les salariés des secteurs public et privé bénéficiaient d’une couverture maladie, laissant une large frange de la population sans filet.
A compter de janvier, et de manière progressive, les indépendants (commerçants, artisans, agriculteurs, autoentrepreneurs…) – ainsi que leur famille –, peuvent prétendre à l’assurance maladie obligatoire. Soit 11 millions de personnes, auxquels doivent s’ajouter, d’ici à la fin 2022, les travailleurs du secteur informel et les catégories les plus démunies. Au total, 22 millions de nouveaux bénéficiaires.
Un chantier colossal
Pour les premiers concernés, ce n’est pas rien. « Cela veut dire : plus besoin de faire appel à la solidarité familiale, plus d’angoisse de devoir vendre son affaire en cas de gros ennui de santé, comme cela arrive souvent », se félicite Fatima Zayda. Dans le souk de la ville impériale où est installée sa boutique de vêtements traditionnels, « les commerçants sont très contents et ont commencé à cotiser avec joie », rapporte-t-elle.
« Désormais, les indépendants sont sur un pied d’égalité avec les employés », abonde Mohamed Chahid, membre du Syndicat national des commerçants et professionnels (SNCP). « C’est une révolution sociale. Ça va changer la vie des gens ! »
Cette réforme structurelle avait été officialisée par le roi Mohammed VI en juillet 2020, au sortir de la première vague de Covid-19. Le souverain avait reconnu « un certain nombre d’insuffisances » mis en évidence par la crise sanitaire, notamment « la faiblesse des réseaux de protection sociale » dans ce pays de 37 millions d’habitants, et la nécessité de « généraliser la couverture sociale au profit de tous les Marocains ».
Après l’assurance maladie, la réforme prévoit la généralisation des allocations familiales en 2023 et 2024, puis de la retraite et de l’indemnité pour perte d’emploi en 2025. Un chantier colossal qui nécessitera 51 milliards de dirhams (quelque 4,8 milliards d’euros) par an à l’horizon 2025.
Une pénurie aiguë de soignants
Les défis sont considérables. Comment un système de santé, déjà marqué par de nombreuses défaillances, va-t-il pouvoir absorber 22 millions de nouveaux bénéficiaires ? Certes, des progrès importants ont été réalisés au cours des vingt dernières années avec la création, en 2005, de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), puis, en 2012, après les « printemps arabes », du « Ramed », un régime d’assistance médicale destiné aux plus démunis. Mais cette transition vers une couverture obligatoire de base n’a pas empêché de profondes fractures sociales et territoriales de se creuser.
Le Maroc souffre d’une pénurie aiguë de soignants et d’infrastructures : 7 médecins pour 10 000 habitants (contre 13 en Tunisie, 65 en France), selon le diagnostic de la commission spéciale sur le modèle de développement, rendu public en mai 2021. Cette instance consultative mandatée par le roi estime qu’il faudrait former pas moins de 54 000 médecins et 107 000 infirmiers pour parvenir à un système de qualité pour tous.
L’hôpital public souffre d’un manque criant de moyens. « Les équipements sont insuffisants ; les délais pour une intervention chirurgicale peuvent aller de six à huit mois, selon Jaâfar Heikel, professeur d’épidémiologie et économiste de la santé. En 2012, lorsqu’a été créé le Ramed, on a demandé aux structures publiques de prendre en charge cette population défavorisée, qui y bénéficie de la gratuité des soins, mais sans leur donner les moyens nécessaires. »
Résultat : près de 90 % des patients assurés préfèrent se faire soigner dans des cliniques et cabinets privés, tandis que l’hôpital public s’est paupérisé, assimilé à une « médecine pauvre pour les pauvres ».
« Mettre à niveau le système de santé public »
« Les Marocains sont insatisfaits de leur système de santé dans son ensemble », poursuit M. Heikel. Ils le sont d’autant plus qu’ils contribuent aux dépenses de santé à hauteur de 59,7 %, selon lui : « Cela signifie que quand on vous facture 100 euros de soins, vous payez quasiment 60 euros de votre poche. Par comparaison, le ratio est de 8 % en France et l’OMS préconise de ne pas dépasser 25 %. » En cause, un reste à charge important avec des remboursements bien en deçà des tarifs des praticiens.
Avec l’intégration de la quasi-totalité des Marocains dans le dispositif d’assurance santé, le système sera confronté à une augmentation sans précédent de la demande. « Le projet est louable, mais il risque d’être un rendez-vous manqué si, en amont, on ne change pas le paradigme, l’organisation, la gouvernance du système pour le rendre plus équitable et performant », estime Jaâfar Heikel.
« Il est urgent de mettre à niveau le système de santé public, de le rendre attractif pour qu’il puisse attirer les assurés », plaide pour sa part Hakima Himmich, membre de la commission sur le modèle de développement.
Interrogé sur ce point, le ministère de la santé assure que la réforme s’accompagnera d’efforts en matière de recrutement, de formation, de conditions de travail des personnels soignants, ainsi que d’investissements dans les équipements publics et pour numériser le système.
« Il s’agira également d’entamer une ouverture du secteur de la santé aux investissements étrangers », ajoute-t-il, précisant que le recours au partenariat public-privé était « envisagé » pour « décloisonner les deux secteurs » et« permettre une meilleure absorption de la demande ».
L’appel d’air que va créer la couverture universelle aiguise en tout cas l’appétit des cliniques privées, déjà bien implantées dans les grandes villes du pays et prêtes à investir pour assurer leur expansion. Chez Akdital, leader de la santé privée au Maroc, l’ambition est d’« accélérer la cadence des investissements » afin de « couvrir l’ensemble du territoire »,confirme Rochdi Talib, PDG du groupe à la tête d’un réseau de neuf établissements, qui entend doubler sa capacité litière et créer plus de 4 000 emplois d’ici à 2023.
Source : Le Monde
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