Cela faisait des années que des étudiantes marocaines dénonçaient, en vain, des faits de harcèlement sexuel de la part de certains professeurs. Aujourd’hui, la donne a changé : les témoignages se multiplient et le ministère de l’Enseignement supérieur s’est emparé du sujet.
« Pour valider ma dernière année de master, je devais faire un stage de six mois. Malgré mes bonnes notes, mes dizaines de candidatures spontanées, je n’avais toujours rien décroché faute de réseau, et il ne me restait plus qu’un mois pour le faire.
J’en ai parlé à un professeur que je respectais beaucoup, très sympathique, assez apprécié des étudiants en général. On avait convenu d’un rendez-vous à l’université, et le jour J alors que je l’attendais dehors, il est passé en voiture et m’a dit que c’était plus pratique d’aller dans un café pour discuter tranquillement.
Une alerte rouge s’est allumée dans mon cerveau, mais je suis montée avec lui quand même, il n’avait jamais eu de comportements équivoques. Après quelques banalités, il a commencé à me faire des compliments, des avances, et il m’a bien fait comprendre qu’il attendait certaines choses de moi avant de me recommander à qui que ce soit. J’étais sidérée.
Je ne sais même plus comment je suis sortie de cette voiture. Je n’ai jamais osé en parler. J’ai fini par trouver un stage médiocre, et j’ai tourné la page. De toute façon, qui allait croire une simple étudiante face à un professeur reconnu ? », témoigne sous un nom d’emprunt Sara, les mains encore tremblantes plusieurs années après les faits.
Au Maroc, depuis plusieurs semaines, la honte et la peur semblent enfin avoir changé de camp, et les témoignages d’étudiantes dénonçant des faits de harcèlement sexuel de la part de certains professeurs au sein des universités et des établissements supérieurs se multiplient.
Un véritable « Me Too Université », selon les médias nationaux, né au lendemain de l’ouverture d’un procès inédit, le 7 décembre dernier, celui de cinq professeurs de l’Université Hassan Ier de Settat – à 60 kilomètres de Casablanca –, jugés par le tribunal de première instance pour « violence sur une femme par une personne ayant autorité sur elle, attentat à la pudeur avec violence, discrimination basée sur le genre, abus de pouvoir, falsification de documents, harcèlement sexuel et incitation à la débauche ».
« Sexe contre bonnes notes »
Ce scandale baptisé « sexe contre bonnes notes » au royaume est connu depuis au moins 2016 à Settat. « À l’époque, j’étudiais à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, et j’étais engagé dans un syndicat étudiant, raconte Yassine Hasnaoui, membre de l’antenne Maan à Settat. Plusieurs camarades sont venues me raconter ce qu’elles subissaient, parfois preuves à l’appui. Au départ, ce n’était que des cas isolés, puis c’est devenu un véritable phénomène.
L’ENSEIGNANT ASSURE À L’ÉTUDIANTE ÊTRE INTERVENU AFIN QU’ELLE OBTIENNE UNE BONNE NOTE, EN CONTREPARTIE DE QUOI IL EXIGE UN RAPPORT SEXUEL
Si les filles avaient le malheur de dire non, elles recevaient des mauvaises notes ou étaient accusées d’être des tricheuses, même chose pour ceux qui les soutenaient. J’ai alerté l’administration, le ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, mais je n’ai eu aucun retour. J’ai quitté l’université et j’ai travaillé dans le journalisme, où j’ai évoqué ce phénomène et dénoncé les professeurs incriminés aujourd’hui », se souvient-il.
« Quand j’ai intégré un master à l’Université de Casablanca, les professeurs que j’avais dénoncés ont déposé plainte contre moi pour diffamation. J’ai été condamné à plusieurs amendes, mais mon avocat a fait appel, et la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) a ouvert une enquête », explique Yassine Hasnaoui.
Parallèlement, en septembre 2021, plusieurs conversations à caractère sexuel sur Whatsapp entre l’un des professeurs actuellement poursuivis et une étudiante commencent à circuler au sein de la Faculté des sciences juridiques de Settat.
LA BNPJ A ÉGALEMENT MIS LA MAIN SUR DES VIDÉOS TOURNÉES PAR UNE ÉTUDIANTE À L’AIDE D’UNE CAMÉRA CACHÉE
Dans l’un des échanges, l’enseignant en question assure à l’étudiante être intervenu en sa faveur auprès d’un collègue afin qu’elle obtienne une bonne note, en contrepartie de quoi il exige un rapport sexuel. À l’époque, le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdellatif Miraoui, avait ouvert une enquête interne et suspendu ledit professeur.
Dans la foulée, la BNPJ a également mis la main sur des vidéos tournées par une étudiante à l’aide d’une caméra cachée dans un appartement où l’un des accusés lui aurait imposé des relations sexuelles forcées. « Au total, onze jeunes femmes ont été auditionnées par la BNPJ, mais aucune n’a porté plainte. C’est le procureur du roi qui a décidé de poursuivre les professeurs », souligne Yassine Hasnaoui.
Effet domino
Effet domino, le scandale en a révélé d’autres. Des pratiques « érigées en système et qui ternissent la réputation des universités et interrogent sur la véritable valeur des diplômes délivrés », selon une enseignante de Rabat. Ainsi, le 28 décembre, c’est au tour d’un professeur de l’École nationale de commerce et de gestion (ENCG) d’Oujda d’être mis en cause par plusieurs étudiantes pour harcèlement et chantage sexuels. Dans un échange sur l’application Messenger, l’enseignant écrit à une étudiante : « Tu veux une validation, tu viens me faire une séance de fellation. »
Le même jour, Najwa Koukouss, une parlementaire PAM, adresse une question orale au ministre de l’Enseignement supérieur, où elle dénonce le harcèlement sexuel à l’université et appelle à ouvrir un débat « de manière urgente ». L’élue s’inquiète également de la sécurité des plaignantes, de leur suivi psychologique et de leur accompagnement dans la suite de leur cursus. Dès le lendemain, Abdellatif Miraoui dépêche une commission d’inspection.
Les sanctions tombent le 31 décembre : le professeur incriminé est suspendu, le directeur de l’établissement, la directrice adjointe et le secrétaire général sont quant à eux démis de leurs fonctions. Le procureur du roi auprès de la Cour d’appel d’Oujda ordonne l’ouverture d’une enquête.
UN PROFESSEUR DE L’ÉCOLE SUPÉRIEURE DE TECHNOLOGIE (EST) FERAIT L’OBJET D’UNE CENTAINE DE PLAINTES POUR « HARCÈLEMENT » ET « MENACES »
Plus tôt, le 23 décembre, douze étudiants – la victime et les témoins – ont déposé plainte contre un professeur de l’École supérieure roi Fahd de traduction de Tanger (ESRFT) pour « harcèlement sexuel ». Le mis en cause aurait fait visionner une vidéo porno à son élève en lui disant « je veux que tu me fasses ces positions ». Cette dernière a eu le courage de le filmer pour mieux le dénoncer. Et enfin, début janvier, c’est au tour de l’Université Hassan II de Casablanca d’être éclaboussée par un scandale.
Un professeur de l’École supérieure de technologie (EST) ferait ainsi l’objet d’une centaine de plaintes pour « harcèlement » et « menaces » déposées par des étudiantes et des membres du corps professoral auprès du directeur de l’établissement et de l’ancienne présidente d’université, Aawatif Hayar, actuellement ministre de l’Insertion sociale et de la Famille.
Ce 4 janvier, le ministre Miraoui aurait à nouveau dépêché une commission d’inspection afin d’écouter les plaignantes et le professeur mis en cause. Jusqu’où ce MeToo Université peut-il aller ? « Nous n’en sommes qu’au début, il y aura de nouveaux scandales et de nouvelles affaires devant la justice », affirme Lamya Benmalek, jeune activiste et féministe, très engagée dans ce dossier.
Le changement, c’est maintenant ?
Jusqu’à maintenant, Abdellatif Miraoui a fait preuve d’une grande réactivité et plaide pour une « tolérance zéro ». En plus des commissions d’inspection, le ministre de l’Enseignement supérieur n’a pas hésité à sévir : le doyen de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Settat, Najib El Hajioui, a été démis de ses fonctions, et d’autres responsables seraient sur la sellette.
Le ministère a également mis en place un numéro vert dédié à l’écoute des victimes, bientôt généralisé à l’ensemble des établissements d’études supérieures, tandis que le ministre s’est réuni à huis clos le 4 janvier avec les députés afin d’aborder ce sujet ultra-sensible. Il y a encore quelques années, une telle réaction de la part d’un ministre aurait été difficile à envisager tant le harcèlement sexuel à l’université était un sujet tabou.
En 2013, une jeune étudiante, Asmaa Bouday, avait publié une vidéo sur les réseaux sociaux où elle racontait le harcèlement sexuel qu’elle avait subi de la part d’un professeur à l’Université de Safi, avant de déposer plainte contre lui. « Il m’a dit que je lui plaisais, qu’il ferait de moi la meilleure étudiante de l’université et qu’il me destinait à un brillant avenir, à condition que je sorte avec lui.
Il m’a alors touché les cheveux et je l’ai insulté. Plus tard, il est revenu à la charge. Il m’a tendu un double des clefs de sa maison et m’a dit : « Si tu as envie que je t’aide à réviser, c’est quand tu veux ».
Il a ensuite commencé à me menacer et à me traiter de tricheuse. Et lorsqu’il a su que je m’étais plainte auprès du doyen, il m’a dit que je ne pouvais rien contre lui », raconte la jeune femme. Le doyen explique à Asmaa qu’elle n’obtiendra jamais gain de cause car le professeur en question « jouit d’un certain poids ». À l’époque, l’équipe du ministre de l’Enseignement supérieur, Lahcen Daoudi (PJD), estimait que la justice devait d’abord trancher avant que le ministère ne décide quoi que ce soit, et évoquait des « cas isolés ».
QUAND UN MINISTRE EN PARLE, QU’IL CRÉE DES COMMISSIONS, IL DONNE UNE LÉGITIMITÉ AUX PLAIGNANTES
Le professeur incriminé a simplement été muté à Agadir. En 2018, plusieurs étudiantes ont déposé plainte contre un enseignant à la Faculté des sciences de l’enseignement de Rabat, une affaire restée pendante… Un an plus tôt, à Tétouan, un enseignant reconnu coupable d’attentat à la pudeur, de trafic d’influence et de harcèlement sexuel a de son côté écopé d’un an de prison ferme.
« Le sentiment d’impunité des professeurs qui harcèlent est permis grâce à la complicité de leurs collègues et des administrations. Souvent, ils sont au courant, mais ils demandent aux élèves de calmer le jeu, s’indigne un militant des droits humains. Là, le scandale est tellement gros que les autorités devaient réagir. »
Quant à la justice, même « si le corpus légal existe et punit les violences faites aux femmes, cela reste théorique et c’est encore très difficile pour elles de franchir le cap tant la pression sociale, familiale et les discriminations sont fortes », souligne Zakaria Garti, président du mouvement Maan et chargé d’investissement dans une institution financière, qui s’est récemment fendu d’une tribune intitulée « Harcèlement sexuel au Maroc, il est urgent d’agir ! »
Aujourd’hui, « les outils numériques nous donnent une force de frappe immense et permettent une mobilisation importante. Désormais, on donne de la visibilité aux témoignages, alors qu’auparavant ils étaient invisibles, on ne les montrait pas, souligne Lamya Benmalek. On espère que cela va déboucher sur un changement, au minimum une évolution des mentalités. Beaucoup de parents ne sont pas à l’aise avec ces histoires de harcèlement. Quand un ministre en parle, qu’il crée des commissions, il donne une légitimité aux plaignantes, il rend le sujet sérieux, ça change la donne. »