Par Graham Cornwell
Il pourrait sembler étrange que le Maroc abrite un site historique national américain, le seul dans un pays étranger, mais l’État nord-africaine semble très bien être le plus vieil ami des États-Unis.
En 1777, alors que diverses puissances européennes débattaient de l’opportunité d’intervenir ou non dans la guerre d’indépendance américaine, le sultan marocain, Moulay Mohammed ben Abdallah, a publié une proclamation reconnaissant l’indépendance des États-Unis vis-à-vis de la Grande-Bretagne, faisant de son pays le premier à la reconnaitre. Le décret du Sultan invitait les navires américains à «se rendre librement» dans les ports marocains. Son désir était d’augmenter le commerce maritime – et les recettes douanières – et il considérait la nouvelle nation comme un partenaire commercial potentiel.
Comparés à la France, à la Grande-Bretagne et à l’Espagne, les États-Unis, une fois établis, avaient relativement peu d’intérêts au Maroc. Mais, son emplacement sur une route commerciale importante à travers le détroit de Gibraltar et le défi que posaient les pirates barbaresques à proximité rendaient nécessaire une présence plus officielle des Américains.
Fondée il y a 200 ans, le 17 mai 1821, la légation américaine de Tanger est une maison pleine de coins et de recoins sise rue d’Amérique dans le sud de la médina de Tanger, qui était à l’époque la Capitale diplomatique du Maroc.
Don du sultan marocain au gouvernement américain en 1821, le lieu a été au fil des années une résidence diplomatique, un consulat en activité, un centre de formation du Peace Corps, un siège d’espionnage, un musée, une bibliothèque de recherche et un centre communautaire. «C’est une œuvre d’art et de service en voie de devenir», a déclaré Dale Eickelmann, président de l’Institut de la légation américaine de Tanger pour les études marocaines (TALIM) et anthropologue de Dartmouth. Pendant deux siècles, elle est restée un symbole fort de la diplomatie culturelle américaine et des relations amicales entre le Maroc et les États-Unis.
Au XIXe siècle, le sultan et ses principales institutions gouvernementales se déplaçaient entre les villes intérieures de Fès et Marrakech, mais son ministre des Affaires étrangères, le niyab, opérait à partir de Tanger, où la plupart des puissances européennes avaient un représentant à plein temps. Les États-Unis n’avaient pas de présence physique établie dans la ville et le sultan Abderrahman a offert une petite maison à la nation naissante. Ce n’était pas exactement le bien immobilier le plus en vogue de la ville…
+ Une histoire de lions … +
Deux fois, les diplomates en poste à Tanger ont été confrontés à des cadeaux très généreux, mais très affamés, des lions de compagnie du sultan Abderrahman.
C’est ainsi qu’en 1839, le consul Thomas N.Carr de New York a trouvé un lion et une lionne à la porte de la légation après des semaines de rumeurs sur leur arrivée imminente de la cour impériale. Refuser le cadeau serait un faux pas majeur et les accueillir à la légation serait un cauchemar logistique et des difficultés financières. Carr a écrit au secrétaire d’État américain:
«Persister dans le refus nuirait à la bonne considération dont jouit le consulat, j’ai été contraint de me rendre à cette nouvelle forme d’attaque et d’ouvrir une de mes chambres pour l’accueil des animaux. » Le Congrès a autorisé les frais d’expédition des lions vers la Philadelphie, où ils ont été vendus aux enchères pour 375 dollars.
À l’intérieur, la légation comprend aujourd’hui 45 salles, s’élevant sur cinq étages. Tout en haut se trouve une salle de conférence qui a la vue la plus spectaculaire. Par temps clair, on peut voir l’imposant rocher de Gibraltar de l’autre côté du détroit bleu, distinguer les maisons blanchies à la chaux des villes balnéaires de l’Andalousie juste de l’autre côté de la mer en Espagne, des ferries, des bateaux de pêche, des navires de croisière et d’énormes cargos emprunter la route, avec la large et gracieuse courbe de la baie de Tanger juste en dessous.
Cette position a été utile pendant la guerre civile américaine, lorsque le consul américain et unioniste James DeLong l’utilisait pour surveiller les navires confédérés entrant dans le détroit de Gibraltar. Dans l’un des épisodes les plus célèbres de la légation, DeLong a arrêté deux confédérés qui étaient arrivés en ville sur un navire français en route pour Cadix, en Espagne.
L’arrestation a déclenché une petite émeute parmi les résidents européens de la ville, qui étaient en colère contre l’arrestation d’un passager sur un navire français (et très probablement sympathisant de la cause confédérée). Les Marines américains ont dû débarquer pour aider à sécuriser le bâtiment et escorter les prisonniers hors de la ville.
+ Laisser le muezzin appeler à la prière avant de faire entendre la musique +
L’armée américaine a depuis eu des visites plus festives à la légation. En 1987, pour commémorer le 200e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays, la sixième flotte de la marine américaine a envoyé l’orchestre de la marine pour donner un concert au Grand Socco, la place principale très animée de Tanger juste à l’ouest de la légation. Mais comme la grande mosquée de la ville se trouve aux abords de la place, et alors que le groupe s’apprêtait à jouer son premier morceau, le muezzin a lancé l’appel à la prière. «Le groupe avait alors un grand défi», a raconté I. William Zartman, président de longue date de TALIM et professeur des relations internationales à l’Université Johns Hopkins, «Que faire? Continuer à jouer?
Heureusement, ils avaient un fort sens diplomatique, et ont donc décidé de laisser le muezzin appeler à la prière avant de faire entendre la musique.»
Pour Yhtimad Bouziane, originaire de Tanger et directrice associée de la Légation, cette dernière incarne le caractère hybride euro-marocain de sa ville. «La vieille ville de Tanger n’est pas comme les autres villes marocaines, comme Marrakech, Fès ou Tétouan», m’a-t-elle dit récemment au téléphone, «En tant que ville, Tanger est vraiment cosmopolite, et nous pouvons lire cette histoire dans les murs de la légation.
Nous pouvons lire l’ouverture et la tolérance de la ville dans ces murs.»
Le bâtiment tel qu’il est aujourd’hui doit beaucoup à Maxwell Blake, consul des États-Unis au Maroc de 1910 à 1917, puis de 1925 à 1941. Il était indépendamment riche et investi massivement dans l’embellissement et l’agrandissement de la légation. Il a construit l’emblématique «pavillon arabe», faisant appel à des maîtres artisans pour faire le travail en utilisant le zellige de Fès. Il a acheté une propriété adjacente – l’ancien bordel – pour étendre son empreinte. Mais dans les années 1970, la Légation a commencé à se détériorer sérieusement. Un groupe d’anciens officiers et diplomates du service extérieur à New York a créé une nouvelle organisation, la Tangier American Legation Museum Society (TALMS), pour protéger la propriété et la transformer en une sorte d’espace muséal. Le bâtiment abritait encore une petite mais intéressante collection de cartes, de livres rares et de journaux historiques de Tanger, ainsi qu’une collection d’œuvres d’art de certains artistes célèbres marocains et expatriés de la ville. Mais il fallait de l’organisation, du leadership et de l’argent pour préserver ce qu’il y avait.
Le département d’État a obtenu des fonds pour la rénovation et la restauration, et le gouvernement américain est toujours officiellement propriétaire du bâtiment, mais le loue à TALIM, une organisation à but non lucratif qui gère le musée, la bibliothèque et le centre culturel.
Au cours des dernières décennies, la Légation est devenue plus qu’un musée et un site historique pour devenir un véritable centre communautaire pour une ville en pleine évolution et en croissance rapide. Les habitants de Tanger ont toujours travaillé dans et avec la légation, servant de vice-consuls, de traducteurs et de secrétaires lorsqu’elle était un consulat et d’enseignants, de bibliothécaires et de gestionnaires d’immeubles dans la seconde moitié du XXe siècle. John Davison, l’actuel directeur de TALIM, m’a dit que «la chose la plus importante que TALIM a réalisée pour Tanger est d’être le meilleur exemple de transformation d’un lieu historique en un lieu répondant aux nouveaux besoins de la ville, sur le plan éducatif et en tant que centre culturel pour tous les habitants de Tanger.»
Son plus grand succès auprès des habitants de la médina a été les cours d’alphabétisation pour les femmes. Ce qui avait commencé avec dix participantes réticentes en 1999 est passé à 150 aujourd’hui, limité uniquement par des contraintes d’espace. Ces cours ont conduit à l’organisation de nouveaux ateliers de formation professionnelle, à de petites entreprises et même à un collectif de broderie. «Nous ne pouvons pas faire de restauration sans impliquer la population de la vieille ville, et les femmes et les jeunes sont les plus importants à impliquer», m’a dit Bouziane, «Nous sommes vraiment un musée inclusif.»
* Tanger était au centre de l’histoire marocaine et mondiale +
La légation a toujours eu une collection impressionnante et vaste de peintures, de dessins et de photographies d’artistes célèbres qui ont eu des liens avec la ville, mais au cours des dernières années, elle a développé une réputation de lieu de musique live. Le magazine Music in Africa l’a récemment nommé l’une des meilleures salles de concert du pays. Pendant la pandémie, la légation s’est rapidement convertie aux événements en ligne, amenant des musiciens marocains à un public du monde entier et permettant à ceux d’entre nous qui aspirent à une évasion de le faire, ne serait-ce que pour une heure ou deux.
En parlant avec des Tanjaouis – comme les habitants de la ville sont connus – et des Américains qui ont eu des liens avec des Marocains sur ce que la Légation signifie pour eux, on est frappé par la diversité des réponses. Pour certains, ce musée exceptionnel est le meilleur souvenir d’une période où Tanger était au centre de l’histoire marocaine et mondiale. Pour certains, c’est un espace artistique qui a contribué à favoriser une scène artistique florissante dans une ville en plein essor. Des générations d’intellectuels et de chercheurs la connaissent pour sa précieuse collection de livres et de documents historiques.
D’autres la considèrent en termes historiques. Zartman l’a décrite comme «un lien culturel entre les États-Unis et le Maroc. Un maillon qui, si vous pensez à une chaîne, qui a été bien forgé et qui résiste donc aux changements d’époque, de climat, et aux tensions, et qui apporte des bénéfices pour les deux parties en nous maintenant liés. »
*Article publié par le site américain « Smithsonian Magazine »
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