Ces dernières années, j’avais pris la décision de participer fidèlement aux grands congrès musulmans aux USA et au Canada. Je suis venu normalement et régulièrement à ces rendez-vous annuels et je veux exprimer ici mes remerciements les plus chaleureux aux institutions, aux femmes et aux hommes, qui organisent de si belles façons ces grandes réunions.
J’ai décidé cette année de ne pas participer aux rencontres annuelles organisées, par ISNA du 29 août au 1er septembre, et par RIS du 26 au 28 décembre 2014. Les raisons sont différentes, mais elles vont dans le même sens.
Les responsables d’ISNA ont une longue histoire de service aux musulmans américains et il faut les féliciter et les remercier pour cela. Son congrès est un grand rendez-vous et un espace ouvert à de multiples intervenants et à d’innombrables activités.
Ces dernières années néanmoins, le positionnement politique des leaders de l’organisation n’a pas été toujours très clair. S’il faut, je pense, toujours rester ouvert au dialogue avec les autorités, il n’en demeure pas moins que des positions de principes doivent être maintenues, rappelées et défendues. Non pas pour le bien des musulmans uniquement, mais au nom même de la contribution des citoyens américains musulmans à leur société. Faire la critique de la politique intérieure du gouvernement actuel, comme de ceux qui l’ont précédé, est un devoir moral.
Les arrestations sommaires, les emprisonnements injustifiés, les tortures psychologiques et inhumaines des condamnations à l’isolement, le rôle malsain des informateurs et les méthodes troubles et inacceptables du FBI qui pousse des jeunes à l’extrémisme sont à dénoncer sans faux-fuyants. Non pas au nom de l’islam, encore une fois, mais au nom même des valeurs défendues par les Etats-Unis. Or les leaders se taisent trop souvent comme si la peur du pouvoir les paralysait.
Il en est de même par rapport à la politique extérieure du gouvernement américain : le silence sur son soutien à la politique hors-la-loi et inhumaine d’Israël ne peut se justifier et ce d’autant plus si l’on se rend à un iftar organisé à la Maison Blanche durant lequel le Président Obama défend Israël alors que l’ambassadeur israélien « tweete » son contentement ! On ne peut pas se taire éternellement : quel type de citoyenneté active et responsable propose-t-on aux jeunes américains musulmans ? Quel exemple : celui des silencieux, peureux, courbant l’échine ou celui de citoyens libres, courageux et voulant – en défendant les valeurs de dignité humaine et de justice – servir leur pays de façon sincère et critique. Leur propose-t-on la loyauté inconditionnelle des peureux ou la loyauté critique des individus libres ? Au-delà de ce congrès, je ne peux cautionner ces silences…
Je ne me rendrai pas non plus à RIS cette année. Les raisons diffèrent mais le sens est le même. Les organisateurs font un très beau travail d’organisation et ils veulent donner l’impression de préserver la pluralité des voix. Dans les faits, c’est le courant dit « soufi » et « apolitique » qui est le centre et le cœur de l’évènement. Je n’ai aucun problème – au contraire – avec cette orientation, ses fondements et ses buts. Ce qui est plus gênant, c’est que certains des participants, savants ou prédicateurs, sous couvert de soufisme ou de positionnement apolitique, défendent des positions très politiques en soutien à des Etats et à des dictatures. Leur silence et leurs sous-entendus, au cœur de l’Occident, à Toronto, ou ailleurs, n’est qu’un soutien clair à des monarchies du Golfe, ou à des despotes comme Al-Sissi en Egypte.
C’est intolérable, alors que ces dictateurs, de la Syrie à l’Irak en passant par l’Egypte ont emprisonné, torturé et tué des milliers d’innocents. Se présenter au-dessus de la mêlée politique – alors que « le soufisme » proposé au publique est très politique et à la botte des Etats – ne m’est pas acceptable.
Quand certains orateurs viennent à un congrès en jouant l’ouverture devant le public tout en refusant de participer à une table ronde pour éviter de s’exposer, il n’y a pas d’ouverture réelle. Quand ils soutiennent des Etats dictatoriaux, il n’y a pas de cohérence. Impossible, par ma présence, de cautionner implicitement ces positions.
Et que l’on ne vienne pas me parler de ma famille et de mes origines : j’ai suffisamment critiqué les mouvements islamistes (tous sans exception) et leur choix pour que l’on ne réduise pas ma démarche à quelque soutien implicite. Trois fois non! Il faut faire face à tous les dictateurs, à toutes les injustices, et de ne pas se taire ou de faire semblant de se taire (alors que dans les faits on soutient les pires régimes).
Je l’ai dit et répété : les Occidentaux musulmans ont un rôle critique à jouer pour l’avenir. Eduqués, vivant dans des sociétés libres, ils doivent acquérir une meilleure connaissance de leur religion. Ils doivent devenir des citoyens libres, actifs et courageux pleinement conscients de leurs devoirs et la défense de leurs droits.
Aux Etats-Unis, comme au Canada et en Europe, ils doivent défendre la dignité humaine de tous, les droits de chacun, et refuser de se taire sous les intimidations des Etats. Avec leur spiritualité et leurs valeurs, cet engagement sera leur meilleure contribution, le meilleur témoignage de l’apport constructif des citoyens musulmans à l’avenir de l’Occident. Les leaders de l’ancienne génération sont trop frileux, trop craintifs, et n’osent pas se libérer et s’exprimer.
Je suis moi-même d’une génération qui s’en va. Il appartient à la nouvelle génération de produire des leaders qui ont compris qu’en se pliant, en disant « Oui, Monsieur», ce n’est pas seulement sa dignité que l’on perd, mais son rôle que l’on oublie et trahit.
Je rêve d’un nouveau leadership féminin et masculin, éduqué, libre, courageux, qui ne confonde pas dialogue avec les autorités avec compromission et reddition intellectuelle, ou qui ne transforme pas le soufisme, référence historique de tant de mouvements de libération, en école du silence et des lâchetés calculées. Je vois déjà les prémisses de la réalisation de ce rêve, al hamduliLLah.
Je suis conscient que cette prise de position va provoquer beaucoup de critiques et que beaucoup de m’inviteront plus. J’ai déjà fait face à tant de critiques sur ma personne, ma formation, ma crédibilité. Je ne perds pas mon temps avec certains de ces coups bas et renvoie simplement les lecteurs à mon CV sur mon site.
Je sais que certains veulent s’en prendre à la personne pour ne pas avoir à répondre au contenu. Je connais ces procédés et ces méthodes, mais je ne vais pas m’attarder à répondre à ces attaques. Elles ne sont qu’une manœuvre pour éviter le vrai sujet. Je ne peux assister à des congrès alors que ma seule présence reviendrait à soutenir des positionnements qui contredisent totalement ma vision du rôle que doivent avoir les musulmans occidentaux dans leur société pour aujourd’hui et dans l’avenir. Je l’ai beaucoup répété et je redis : il faut être éduqués, sages et courageux et si le monde se tait devant l’indigne, la conscience musulmane ne peut se taire ni au nom d’une sagesse trahie ni au nom d’un soufisme pervers.
Art19