Homeland : férocité de la démonstration…

Par Tahar Ben Jelloun

Quand les Américains mettent sur le marché un produit, il est souvent adopté par toute la planète. Que ce soit le Coca-Cola, McDonald ou Marlboro, des milliards de consommateurs les recherchent et s’y attachent au point de ne plus pouvoir s’en passer. Cette « addiction» est la marque de fa­brique des États-Unis, qui mettent en avant leurs intérêts et ne reculent devant rien pour les garantir et les faire prospérer. C’est du commerce qui n’exclut ni la malice ni le cynisme. Nous retrouvons ce phénomène avec les pas­sions que suscitent certaines séries télévisées qui sont vendues dans le monde. Toutes ne réussissent pas à at­teindre ce but, mais quelques-unes y arrivent et nous laissent sans voix.

Comment font-ils? Quel est le secret de ce succès qui dure et dépasse de loin la sphère américaine? Pourquoi des per­sonnes très différentes attendent avec la même impa­tience la deuxième saison de Homeland par exemple? Comment expliquer et décoder cet intérêt qui ne se dé­ment pas, que ce soit en Asie, en Afrique ou en Europe? Homeland est tiré de la série israélienne « Prisonniers de guerre» (Hatufzm) créée, écrite et réalisée par Gideon Raff. Les créateurs américains travaillent sans relâche. Ils rangent leur ego de côté et s’investissent dans un projet où le but est non seulement de réussir un produit sans faille, mais aussi de trouver ce qui est commun à toute l’humanité. Il paraît que chaque personnage important de la série a son propre scénariste. L’écriture n’est plus une question personnelle, elle devient l’affaire de tous, ne lais­sant aucune place à la susceptibilité d’auteur. On fabrique sans oublier de créer. L’efficacité est liée à la puissance et à la diversité de l’imagination.

Je suis parmi ces centaines de millions de téléspectateurs fascinés par Homeland. Au début, je l’ai regardé avec une certaine réserve. Toutes les séries américaines ne sont pas bonnes. Mais là, dès le premier quart d’heure j’étais conquis. Certes, il y a dans ce feuilleton des ingrédients qui m’intéressent de manière directe: l’invasion de l’Irak en 2003, le terrorisme d’origine islamique, le traumatisme du 11 Septembre, etc. Mais il y a la manière de faire, la mise en scène, les personnages extrêmement complexes et jamais manichéens, le rythme, le suspense, les divers niveaux permettant l’identification, bref, tout ce qu’un ci­néphile formé par la fréquentation assidue des films de Fritz Lang, d’Alfred Hitchcock, de Howard Hawks ou d’Or­son Welles recherche dans un film.

Autant le cinéma américain actuel me laisse sur ma faim pour ne pas dire plus, autant les séries m’enchantent et comblent mes attentes. On dirait que le septième art est en train de céder la place à autre chose, à des feuilletons qui vont chercher le spectateur dans les limbes de son in­conscient et ne le lâchent plus.

À cause de cette maestria, les sujets abordés deviennent essentiels et nous concernent: dansHomeland, ce qui est exposé, expliqué, démontré avec une pédagogie diabo­lique, ce que tout spectateur doit savoir, retenir et ce dont il doit se convaincre, c’est que l’ennemi de la civilisation, l’horreur absolue qui menace la paix des familles en Occi­dent et ailleurs, c’est, non pas l’islamisme en tant que dé­viation idéologique de l’islam, c’est l’islam en tant que culture et civilisation qui est visé. Le pire est que ça marche! Le discours du terroriste est teinté de spiritualité, prononcé sur un ton calme, sans excès, mais avec une dé­termination qui fera dire à Abu Nazir, le chef d’al-Qaida : « Cela prendra un siècle, deux siècles, mais nous parvien­drons à vous exterminer. » Ça fait froid dans le dos.

C’est l’histoire du soldat américain Brody, parti combattre en Irak, qu’on croyait mort et qui revient huit ans après. Arrêté par des partisans de Saddam puis vendu à al-Qaida, il sera prisonnier, torturé, puis récupéré par un des diri­geants de la centrale du terrorisme, converti à l’islam puis libéré une fois retourné pour commettre des attentats sur le sol américain. Le jour où sa fille le surprend dans son ga­rage en train de prier, elle manque de s’évanouir et de perdre la raison: Tu es devenu musulman? Musulman? C’est la fin du monde. L’épouse réagira avec une violence inouïe, plus rien ne sera comme avant. C’est de l’ordre du crime absolu, c’est M le Maudit et l’étrangleur de Boston réunis. La CIA parvient à avoir les preuves de son retour­nement et essaie à son tour de l’utiliser dans l’autre sens. C’est passionnant, époustouflant, sans défaut, sans temps mort, sans état d’âme, C’est d’une efficacité redoutable.

Du temps de la guerre froide, le cinéma américain avait es­sayé de faire passer dans l’imaginaire de tous une conviction : le communisme est la pire des choses, la menace absolue contre la liberté, contre le bien-être de l’humanité. Mais le travail de persuasion n’avait pas la même force. Il manquait la férocité de la démonstration et la subtilité du discours. Dans Home/and on sent que le concept a été étu­dié, analysé, mis sur des rails que personne ne peut contes­ter ou abandonner. C’est là que réside la force de ce travail de création, d’imagination, et aussi d’information et de propagande. Mais, attention! le mot « propagande» n’est pas déplacé; la démarche est d’arriver à introduire dans les mentalités certains réflexes où la peur de l’islam devient naturelle; pour les producteurs, cette religion est en conflit avec la civilisation et le droit de la personne.

La dernière saison se passe pratiquement en temps réel autour de la guerre en Syrie. Là, nous assistons aux ma­noeuvres et aux échecs de la CIA, doublée avec talent et cynisme par le Mossad. On dirait que la série a donné au spectateur le code d’accès pour suivre de l’intérieur les ma­nigances et les secrets de la plus grande centrale de ren­seignements de l’Occident. C’est ravageur et jouissif.

Source : Le Magazine Littéraire

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