Le Maroc d’après: une illusion ?

Par Mustapha Sehimi*

Le chœur quasi unanime appelle de ses vœux à autre chose, après la pandémie actuelle du virus Covid-I9. Le postulat est que celle-ci n’aura pas une rechute à terme et que tous les enseignements en seront tirés pour l’avenir. Une problématique de principe à l’ordre du jour tant au Maroc qu’ailleurs.

Qu’en est-il au vrai ? L’on pourrait pour commencer se référer au sociologue Edgar Morin pour qui l’on continue à prédire 2025 ou encore 2050 alors que la compréhension de la crise actuelle de 2020 n’est pas assuré de manière conséquente et intelligible. D’où d’ailleurs sa maxime permanente qu’il aime à rappeler : « Attends- toi à l’inattendu « . D’une autre manière, c’est le défi de complexité, cette pandémie ayant apporté  » un festival d’incertitudes ».

Le Maroc a fait face, en le sait, avec réactivité et agilité – une gouvernance appréciée par les citoyens et même saluée comme un « modèle » à l’international. Ce qui a changé intéresse plusieurs domaines. L’Etat, en premier lieu, mobilisé, revitalisé, recouvrant des fonctions régaliennes de protection et de sécurisation pas seulement sanitaire. Ce n’est plus l’Etat – providence de jadis mais premiers jalons de l’Etat social avec diverses mesures d’indemnisation des travailleurs – déclarés ou non à la CNSS – et de soutien multiforme aux PME et aux TPME. Mais au-delà du 30 juin, qu’en sera-t-il ? Il y bien à l’ordre du jour des plans sectoriels de relance de la machine économique et soutenir l’emploi. Avec quel impact pour le second semestre 2020, 2021 et au-delà même ? Personne n’en sait rien : des paramètres majeurs ne sont pas encore prévisibles.

En même temps, des interrogations demeurent quant à l’élaboration et à la finalisation d’un nouveau modèle de développement ; annoncé par le Souverain en octobre 2017 devant le Parlement. La commission Benmoussa installée en décembre dernier s’y attelle. Son rendu était initialement prévu pour cette fin du mois de juin ; un nouveau délai de six mois lui a été octroyé jusqu’à janvier 2021. Que peut-elle proposer alors que la présente conjoncture est plongée dans des sables mouvants ne permettant pas de travailler sur des données stabilisées. Il faut ajouter dans ce même registre la nature et la portée des mesures du gouvernement dans les semaines voire les mois à venir : loi de finances rectificative, financement des plans de relance, endettement et sa soutenabilité…

Enfin, se pose la question du renforcement et de la défense des services publics (santé, éducation). Une forte inflexion voire une rupture avec le « consensus de Washington » adopté par le FMI, la Banque mondiale et le trésor américain. Ce corpus s’articule notamment autour des principes suivants : libéralisation, dérèglementation, équilibre budgétaire, privatisation et fiscalité.

De nombreuses voix au Maroc prônent la correction d’une politique qualifiée de néolibérale (Ahmed Lahlimi, Najib Akesbi, Nabila Mounib, Tarik El Malki,…). Elles voient dans l’état des lieux l’illustration du bien-fondé de leurs critiques et de leurs propositions. Référence est ainsi faite aux insuffisances et à la carence des politiques publiques actuelles.

La crise a révélé une politique qu’il faut revoir ; elle a favorisé le capital plutôt que le travail ; elle n’a pas organisé la prévention ni la précaution ; elle a enfin accru la rentabilité et la compétitivité. Rien d’étonnant qu’elle ait accentué les inégalités en les mettant pratiquement à nu, plombant un certain discours de justice et de solidarité.

Avec le déconfinement, peut-on s’attendre à des conduites et à des idées novatrices ? C’est évidemment souhaitable ; reste la faisabilité. L’Etat ‘aura-t-il un périmètre plus élargi? La décentralisation va-t-elle davantage être consolidée alors que la crise a montré qu’elle n’était encore qu’en pointillés ? La démocratie participative va-t-elle enregistrer des avancées significatives alors qu’elle a été mise en équation avec cette crise ?

En tout cas, ce qui restera regarde la relation entre les citoyens d’un côté et les institutions de l’autre. Les demandes, les revendications et même les exigences seront certainement plus fortes non seulement pour ce qui est du système sanitaire mais aussi pour l’ensemble des questions sociales (éducation, logement, protection et prévoyance). L’Etat pourra-t-il prendre tous ces in puts et y apporter des out puts satisfaisants ?

Dans le champ politique, l’hypothèse d’un Maroc d' »après » peut-elle être retenue ? Ce n’est guère évident. Les partis n’ont pas pu – ou su- se hisser au niveau de cette crise et se mobiliser à cet égard. Seuls deux d’entre eux – l’istiqlal de Nizar Baraka et le PPS de Mohamed Nabil Benabdallah – ont été en même temps interpellatifs et constructifs avec des mises en garde couplées à des propositions concrètes de contre-choc et de relance.

D’autres, dans la majorité, ont été inaudibles et absents (RNI, MP, UC, USFP). La formation islamiste que dirige Saâeddine El Othmani, Chef du gouvernement, n’a pas réussi non plus à se faire entendre, collant au discours officiel de ce responsable ; seule la voix d’Abdallah Bouanou s’est distinguée mardi 10 juin, au Parlement, pour relever bien des insuffisances de l’action gouvernementale. Le phénomène à noter, par ailleurs, intéresse l’aspiration des attributions du Chef du gouvernement par le Comité de veille économique (CVE) présidé par le ministre RNI de l’Economie et des Finances, Mohamed Benchaaboun.

Le changement ? Oui, il est attendu ; il est nécessaire. Mais avec qui ? Et quels leviers d’impulsion et d’accompagnement ? Par-delà les partis, dans la majorité ou non, c’est la capacité à porter les grandes réformes qui est à l’ordre du jour. Pas seulement le portage mais une vision. Un cap. Et une déclinaison par séquences et par priorités. Une force d’incarnation aussi. Le retour et le primat à la politique malgré les « statuts » des uns et des autres, les réseaux et les lobbies…(Source: Quid.ma)

* Mustapha Sehimi est professeur de droit de et politologue

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